L’esthétique de l’ingénierie
Texte de Katherine Romba
Le livre Ingenieur-Ästhetik (Esthétique de l’ingénieur) traite des ouvrages de génie et de leur beauté qui, selon l’auteur Joseph August Lux (1871-1947), découle du fait que l’ingénierie répond aux mêmes principes que ceux qui gouvernent le design du monde naturel. Cet ouvrage a été rédigé à une époque où l’industrialisation de l’Allemagne avait atteint le niveau de raffinement et de production comparable à celui de la Grande-Bretagne et de la France. Les ouvrages de génie ainsi que les véhicules faits de matériaux industriels et conçus à l’aide de nouvelles technologies – ponts, tours, dirigeables, automobiles, trains – avaient modifié à tout jamais l’apparence et l’expérience de l’Allemagne, incitant les critiques, comme Lux, à conjecturer quant à leurs conséquences sur la société et la culture.
De nombreux contemporains de Lux ont posé un jugement défavorable sur les ouvrages de génie civil. Reprenant la critique de Karl Marx, ils ont estimé que le génie moderne et l’industrie qui en est le corollaire auraient des conséquences pernicieuses pour l’humanité. Les usines étaient des mécanismes « morts » dont l’ouvrier en était devenu un appendice vivant. À l’instar du réformateur britannique William Morris du courant Arts and Crafts, les contemporains de Lux ont soutenu que les objets et les constructions rendus possibles par la machine ne portaient pas les marques de l’outil manuel ni, par conséquent, les traces de l’esprit humain.
D’autres critiques, dont Lux, ont présenté une vue plus optimiste du génie civil, de l’industrie et de leurs effets. Alors que le discours opposé présentait le changement moderne comme la tyrannie d’une culture nouvelle, sans vie, Lux et d’autres l’ont imaginé sous des traits naturels, attirants et familiers. Selon Lux, le génie a augmenté et amélioré les capacités humaines; les concepteurs n’avaient qu’à s’habituer à créer avec les « bras métalliques » de l’industrie pour tirer profit de ses possibilités. (Friedrich Naumann, membre du Deutscher Werkbund, adoptait également cette rhétorique de l’anthropomorphisme et est allé jusqu’à représenter l’industrie comme un apprenti appliqué, affirmant que dans son évolution, la machine, afin de s’améliorer elle-même, « s’était mise en retrait de l’artisan et l’avait attentivement regardé produire son œuvre. »1
Le propos d’Ingenieur-Ästhetik, toutefois, n’est pas tant la fabrication industrielle que les ouvrages de génie eux-mêmes. Selon le principe sous-tendant ce livre, le génie fonctionne à la manière d’un membre artificiel amélioré, qui nous permet d’augmenter nos capacités naturelles. Loin d’être des objets étrangers hostiles à l’humanité, les créations du génie sont « des formes biologiques en chantier »; les constructions en acier sont « des faisceaux de nerfs à travers lesquels coule une énergie vivante »; et les véhicules modernes sont d’agiles « incarnations de notre système nerveux ». Comme un grand nombre d’autres critiques (tels que Alfred Gotthold Meyer et Rudolf Metzger, tous deux représentés dans les collections du CCA), Lux appuie son argument esthétique sur le principe voulant que nous trouvions belles ces formes pour lesquelles nous pouvons éprouver de l’« empathie », et il conclut que dans la vitalité animée du génie, « un nouveau genre de beauté s’est développé ».
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Friedrich Naumann.“Die Kunst im Zeitalter der Maschine,” dans Schweizerlische Bauzeitung,1904, p. 114 ↩
Katherine Romba a consulté notre exemplaire de Ingenieur-Ästhetik en 2009, alors qu’elle était chercheur invitée au CCA.