Le toit peut se trouver n’importe où
Texte de Fabrizio Gallanti
Rejoindre Shoei Yoh n’est pas chose simple. Il y a d’abord la longue traversée du Canada et de l’océan Pacifique qui mène à Narita, l’aéroport international de Tokyo. Là, le voyageur émerge dans un somptueux hall d’arrivées internationales, puis il passe dans une aérogare plus petite, de style années 1970, réservée aux vols intérieurs, où il avale un bol de riz au cari en attendant son prochain vol. Il lui faut encore deux heures pour se rendre à Fukuoka, au cours desquelles il survole les îles et la côte accidentée de l’ouest du Japon. C’est alors qu’il peut se reposer quelque peu à l’hôtel Il Palazzo, un bel édifice conçu par Aldo Rossi, qui donne vue sur les îles Nakasu, célèbres pour leurs maisons closes et leur restauration rapide informelle. Mais le voyage n’est pas fini. Il faut encore une heure de train depuis la gare principale de Fukuoka à Hakata, dont le nom provient du quartier marchand qui a été pendant des siècles le cœur du commerce avec la Chine et la Corée, pour atteindre la ville de Maebaru. De là, le voyageur sillonne en taxi un paysage rural idyllique parsemé de petites fermes, de murs de soutènement construits avec soin pour contrôler l’eau des rizières, ainsi que de collines couvertes d’un épais rideau d’arbres verts et de buissons. Le taxi grimpe sur l’une de ces collines et, d’un seul coup, on aperçoit sur l’autre versant la végétation tropicale luxuriante qui plonge dans le grondement du Pacifique.
Un volume éthéré, presque parfaitement transparent, flotte sur la pente de la colline. C’est une maison, appelée par son concepteur « une autre maison de verre ». Suspendue par deux câbles obliques attachés à deux piliers de béton, une plateforme en porte-à-faux semble léviter. À l’intérieur, un léger filtre bleu appliqué aux verrières qui entourent le vaste salon agrémente la vue dégagée sur le paysage. La nature devient un élément abstrait inséré dans un cadre moderniste austère et élégant. C’est dans cette maison, conçue comme résidence de villégiature pour la famille de l’architecte, que nous rencontrons Shoei Yoh la première fois. Il serre dans ses bras Greg Lynn qu’il n’a pas vu depuis très longtemps. Shoei Yoh est petit et mince. Ses yeux pétillent d’enthousiasme. Il est difficile de deviner son âge : ses cheveux légèrement grisonnants trahissent la soixantaine, mais son dynamisme lui donne l’air plus jeune.
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Shoei Yoh a disposé sur une table basse en verre quelques magazines et des articles sur son travail : la sélection comprend les élégantes structures du toit que Greg Lynn veut inclure dans l’exposition Archéologie du numérique et dans la collection du CCA. Un caméraman présent enregistre l’entrevue. Greg Lynn et Shoei Yoh se sont rencontrés à l’occasion d’un atelier de design tenu à l’Université Columbia, et leurs retrouvailles après plus de vingt ans font plaisir à voir. Accoudés au comptoir de la cuisine, nous buvons une eau pétillante légèrement sucrée, encore l’un de ces produits mystérieux vendus uniquement au Japon. La conversation est fluide et glisse presque imperceptiblement vers une entrevue plus formelle. Greg Lynn aborde la démarche architecturale de Shoei Yoh en le questionnant sur ses connaissances en économie; son introduction pratique à l’informatique lorsqu’il s’est servi de la technologie pour fabriquer des structures spatiales avec des licences de la compagnie allemande MERO; et sa compréhension théorique de l’informatique.
Je l’interroge sur le projet du gymnase Galaxy Toyama (construit) et sur celui d’Odawara (jamais construit); ce sont les projets qui nous intéressent le plus. Dans les deux cas, le plan dicte la hauteur du toit – à cause des proportions de la salle et de la travée, qui la change. Le toit découle de ce plan. Shoei Yoh déclare : « La gravité est très égoïste, car elle a besoin de tomber directement quelque part, d’être ancrée. Mais nous voulons avoir un toit, peu importe où se trouvent les colonnes. » Il montre d’un geste les murs qui nous entourent. « Pour cette maison, nous avons des câbles de suspension, le toit peut donc se trouver n’importe où et être aussi grand qu’on le souhaite. » Il évoque alors la différence entre la culture architecturale japonaise et l’européenne. « Je me suis inspiré de la Neue Nationalgalerie de Berlin, qui comporte des colonnes sauf aux quatre coins du toit carré. Le cantilever est aussi mon vocabulaire préféré. Il donne de l’élan. Si le cantilever s’accompagne d’une ombre épaisse, il semble lourd. Mais s’il est éclairé, il semble léger et, à sa vue, nous oublions la gravité. »
Shoei Yoh attache une grande importance à sa propre individualité. Malgré l’admiration qu’il porte à Frei Otto et à Paul MacCready, qui a gagné le premier prix Kremer grâce à son avion actionné par la force humaine, et malgré son désir de gagner le respect de ses pairs, Shoei Yoh porte avant tout attention à ses propres qualités individuelles. « Je garde mes distances avec mes prédécesseurs, affirme-t-il. C’est la seule façon d’être moi-même. Quand je crée une œuvre, elle doit m’être propre. » Dehors, le vent balaie les nuages, les arbres et les vagues. Greg Lynn me lance un regard inquiet : où se trouvent les archives ? Nous sommes venus avec l’espoir de trouver des documents sur les projets dont nous avons discuté, mais il n’y a rien en vue. C’est certainement une expérience architecturale exceptionnelle que d’être ici, et le repas de sushi pris plus tard dans le petit port de pêche frise la perfection, mais nous commençons à nous demander avec inquiétude si notre voyage ne ressemble pas à la chasse au trésor d’un roman. Nous retournons à Fukuoka, silencieux. Nous sommes très nerveux et affectés par le décalage horaire.
Le lendemain, Shoei Yoh vient nous chercher à l’hôtel. Cela ne faisait pas partie des plans originaux. Il est joyeux et veut nous montrer certaines de ses réalisations, éparpillées un peu partout à Fukuoka. La veille, il nous a conduits à une clinique dentaire, sorte d’objet volant non identifié qui aurait atterri sur une colline verdoyante et demeure dans un état impeccable. Aujourd’hui, il nous fait visiter la petite annexe d’une maternité. Il s’agit d’une élégante boîte d’acier en porte-à-faux au-dessus d’un stationnement, dotée d’une structure simple en acier ondulé. L’intérieur du bâtiment est défini par une série de verrières en couleur qui créent un hall apaisant issu, dirait-on, d’un autre monde. Shoei Yoh maîtrise la lumière, les matériaux et les proportions avec une élégance et une économie incroyables. Dans le centre- ville, nous regardons des stations de métro où les poutres d’acier semblent défier la gravité, soutenant de petites boîtes de verre qui marquent l’accès au milieu d’un paysage urbain congestionné. Puis l’architecte nous conduit dans un quartier résidentiel sur une colline, en passant par des rues étroites et sinueuses bordées d’élégants jardins derrière lesquels se profilent des maisons à la richesse discrète, typiques du Japon urbain.
Shoei Yoh nous accompagne dans une autre maison qu’il a conçue pour sa famille. C’est aussi là que se trouve son bureau. L’édifice consiste en un volume simple à deux étages recouvert de verre, érigé sur un terrain surélevé : le jour de notre visite, le petit jardin qui l’entoure était infesté de moustiques particulièrement agressifs. Shoei Yoh nous fait visiter une sorte d’entrepôt souterrain où il nous montre des panneaux de présentation, quelques maquettes d’étude et des copies papier encadrées tirées de son site Web, où il a exprimé sa philosophie concernant le design. L’endroit est chaud, sans fenêtre, et il m’a semblé que les insectes nous avaient poursuivis jusqu’à l’intérieur.
Greg Lynn et moi-même, encore frustrés, lui demandons s’il possède encore par chance des notes ou des dessins de travail. Shoei Yoh nous conduit dans une partie de son bureau (qui semble avoir été largement abandonnée) et commence à ouvrir des placards pleins de chemises en plastique. Il en sort cinq chemises concernant le gymnase Galaxy Toyama et celui d’Odawara, les deux projets que Greg Lynn et moi voulions à l’origine inclure dans l’exposition. Les chemises renferment des centaines de copies papier, de diagrammes et de magnifiques dessins à la plume et à l’encre sur papier vélin transparent. Malgré la chaleur et les insectes, c’est un moment de grand soulagement. Nous avons enfin le sentiment que le voyage en valait la peine. Nous avons déterré le trésor enfoui, et il est plus riche que nous l’avions espéré. Soigneusement réunis et classés, les documents de plusieurs projets témoignent des recherches intensives que Shoei Yoh a effectuées sur les structures légères, la construction en bois et la tenségrité. On y trouve des dessins topographiques, des développements complexes de recherches architecturales et technologiques que Shoei Yoh a élaborées à la fin des années 1980 et qui forment des archives documentaires étonnamment riches. Très vite, nous atteignons notre but. Épuisés par le décalage horaire et les démangeaisons dues aux piqûres d’insectes, nous pouvons repartir avec la certitude que nous avons accès à de magnifiques archives.
L’une des pierres angulaires d’Archéologie du numérique vient d’être posée. Dès l’origine, Greg Lynn a clairement indiqué qu’il voulait présenter le travail de Shoei Yoh dans l’exposition du CCA. Les recherches effectuées par l’architecte japonais à la fin des années 1980 et au début des années 1990 constituaient à l’époque la fine pointe de l’intégration des technologies numériques dans la pensée architecturale. À l’aide de logiciels créés par des entreprises d’ingénierie engagées dans ses projets, Shoei Yoh a réussi à se servir des données pour créer des formes et anticiper les tendances que d’autres designers vont par la suite explorer. Ayant reçu une formation différente de celle de la majorité des architectes japonais et ayant décidé de ne pas quitter Fukuoka, Shoei Yoh a été en quelque sorte défavorisé, même si la jeune génération le respecte pour sa pensée particulièrement originale. Il conserve une solide éthique fondamentale : en utilisant l’informatique pour optimiser les structures, il a utilisé moins de matériaux, améliorant ainsi la nature même que ses travaux imitent.
Soulagé, je rentre à Montréal en passant par Tokyo, pour mettre à jour, au moins partiellement, mes connaissances de la scène architecturale effervescente du Japon. J’erre dans les rues de Shinjuku, Nakano, Yoyogi et Daikanyama, et j’observe l’architecture de prestige d’Omotesando. Je me perds dans les gigantesques magasins à rayons de Shibuya et dans leurs tours de commerces à plusieurs niveaux. Je visite en dernier lieu la gare maritime de Yokohama, conçue par l’agence Foreign Office Architects. Bien que sous- utilisée, car le port de Yokohama ne reçoit pas autant de navires de croisière qu’on l’avait espéré, la gare permet d’imaginer l’architecture comme un geste complexe générant une nouvelle topographie. Le bâtiment est un paysage qu’on peut approcher et explorer. En s’y déplaçant, on a l’impression que le plan horizontal et le vertical ont fusionné et que l’intérieur et l’extérieur se confondent. L’exécution colle parfaitement à l’intention du design. Plutôt que d’être formée de plans lisses comme le prévoyait le projet soumis au concours, la structure est faite de surfaces de béton pliées qui donnent une rudesse intrigante à la gare. Il s’en dégage une sensualité qu’on n’associe d’ordinaire pas à l’architecture numérique.
Ce bâtiment pourrait bien devenir l’une des pièces des prochaines éditions d’Archéologie du numérique. Il traduit l’évolution des voies précédemment pavées par des auteurs comme Shoei Yoh et prouve qu’en dépit de son jeune âge, l’architecture numérique possède déjà une histoire suffisamment riche pour qu’on la prenne rétrospectivement en considération.
Les projets du gymnase Galaxy Toyama et du gymnase d’Odawara étaient inclus dans notre exposition Archéologie du numérique, réalisée en 2013.