Les pastels du numérique
Vidéo et texte de Mika Savela
Tadaima1.
« L’archive contient également des fichiers électroniques parmi lesquels des disquettes, des disques zip et des CD-ROM qui peuvent contenir des textes de soumissions, différentes images photographiques ou des informations sur des recherches. Les trois unités de disque dur Macintosh sont particulièrement importantes. Elles contiennent des centaines de fichiers d’Anyone Corporation (dont certains n’existent pas sur papier), qui touchent à tous les aspects de l’activité, des programmes et de l’histoire de la firme.
Comme plusieurs de vidéos de conférences n’ont pas été filmées en Amérique du Nord, les bandes existent en deux formats VHS, sous forme de copies NTSC et PAL. »
— « Portée et contenu », Fonds Anyone Corporation (AP116), CCA
Dans les débuts des logiciels de publication, du traitement numérique de l’image, de la bureautique informatisée, de l’ordinateur personnel et de l’appareil photo numérique, nous nous sommes habitués à utiliser les lecteurs de cassettes, disquettes, disques zip, CD-ROM et cassettes vidéo pour stocker les images (un CD-Photo Kodak pouvait contenir jusqu’à cent photos!). À mesure que le numérique a pris sa place dans les modes de vie consuméristes modernes, ces objets ont souvent été décorés avec des emballages aux tons pastel pour suivre la mode. Les auteurs et les créateurs en architecture ont utilisé ces objets pour créer, partager et sauvegarder leurs images, leurs textes et leurs dessins. Et soudain, l’un après l’autre, ces objets sont devenus quasiment obsolètes.
Aujourd’hui, différents objets conçus pour stocker les fichiers de photographie numérique sont entrés dans les archives, pour garder la trace de projets qui, il y a quelques années à peine, paraissaient urgents, d’une actualité brûlante et d’un professionnalisme suprême; des projets qui semblaient repousser les barrières de la technologie. Dans le contexte des archives architecturales – souvent riche en photographies qui peuvent être consultées par les chercheurs – l’impossibilité nouvelle d’accéder facilement à des formats numériques lorsqu’ils sont même très légèrement périmés prend le dessus sur la dimension physique du support du média, tout en montrant la place de ce dernier au sein d’un réseau plus vaste de références contemporaines.
D’une manière plus générale, les qualités visuelles du « vieux numérique » connaissent un grand retour. La présence et le partage sur Internet de vidéos de musique, de GIFs et de mèmes – et les prouesses techniques toujours plus grandes qui servent à les produire – ainsi que la naissance de cultures propres au numérique comme la vaporwave, ont donné lieu à une nouvelle lecture des pastels appartenant au passé proche du numérique. Ces pastels du numérique servent de source à des cultures visuelles qui veulent garder à l’esprit les limites des technologies d’hier.
Il se peut que juste assez de temps se soit écoulé pour que la culture des débuts du Web et l’iconographie des années 1980 puissent se fondre ensemble dans un même flou, et former une même source de références. Il se peut que cette fusion ait été alimentée par l’ironie des natifs de la génération du millénaire, qui voient les styles visuels des dernières décennies comme des moments isolés, surtout sur Internet (on pense bien sûr à l’aérobic). Mais les choses sont peut-être plus compliquées : il pourrait s’agir, au moins en partie, d’un effort sincère. Certaines vidéos de la vaporwave témoignent d’une réelle envie de faire voir la vacuité vaporeuse de la culture matérielle des années 1980 et 1990, implacablement soumise à la croissance économique, au monde des affaires et à la mondialisation des comportements de consommation (comme le montre l’utilisation de publicités asiatiques dans ces vidéos). À ce titre, l’imagerie de la vaporwave délivre un commentaire critique et insouciant sur l’exubérance mercantile, à la fois joyeuse et innocente mais légèrement dérangeante, des cultures postmodernes.
Les pastels du numérique offrent une catégorie générale pour rendre compte de la culture visuelle contemporaine des débuts de l’ère du numérique, mais certains aspects de cette catégorie concernent plus particulièrement les pratiques architecturales. Les architectes ont été parmi les premiers à s’approprier les techniques d’imagerie numérique. L’usage de la photographie pour la recherche sur site, la fabrication de photomontages ou simplement comme référence pour les croquis est depuis longtemps accepté comme outil analogue de production d’images. Cependant, on a pu observer dès la première apparition des outils numériques une baisse notable de la qualité technique des contenus photographiques produits par les architectes. Les images à basse résolution des débuts de l’ère numérique étaient orientées par les limites de la technique. De même, les architectes ont mis un certain temps à voir l’Internet comme un moyen viable de communiquer visuellement sur leurs projets ou leurs pratiques. Ainsi, pendant des années, c’était une étrange animation Flash anguleuse du visage de Zaha Hadid qui accueillait les visiteurs sur le site de sa firme. Ces « mauvaises images », comme les appelle Hito Steyerl, n’ont pas disparu de l’économie iconographique. Aujourd’hui, les publications papier et numériques, les expositions, les événements, les soumissions aux concours et les choix de design (par exemple, le bleu de l’écran bleu) reflètent l’influence de certains éléments des pastels du numérique. Et ce n’est peut-être que récemment que le « dessin post-numérique », pour citer Sam Jacob, est devenu un support maîtrisé par l’architecture.
Au cours des dernières années, on a commencé à manipuler des photographies sans avoir recours à des bureaux de services ou à d’autres agences pour gérer la distribution, le traitement et la publication des images (voir par exemple les recherches d’Amy Kulper sur l’histoire de Photoshop). L’« indépendance iconographique » des bureaux d’architectes est encore relativement récente, et des plateformes comme Instagram peuvent facilement prendre une place dominante dans la communication visuelle. Imprimer des images est désormais facile et bon marché, mais le niveau de détail et de qualité des premiers tirages numériques ne fait pas le poids face à la richesse des photographies du dix-neuvième siècle. Pourtant, la pauvreté des images produites par les premiers outils numériques, comme les restrictions et les formes de représentation qu’a introduites la photographie numérique, sont aujourd’hui devenues des filtres stylistiques et des références esthétiques pour les images des architectes. Les images tramées et restreintes à une gamme de couleurs indexées, la photocopie et l’impression à matrice de points sont devenues esthétiquement désirables, bien que techniquement non nécessaires.
Le style visuel et l’absence de références historiques de la vaporwave, ainsi qu’une certaine forme d’intérêt pour l’esthétique technique du passé, commencent à avoir un impact sur la culture architecturale. Cependant, si ces esthétiques font un retour, ce n’est pas le cas de leurs références d’origine. Au contraire, l’architecture en tant que pratique de production d’images suit aujourd’hui les exigences du numérique. Elle est également influencée par les intérêts de la culture visuelle en général, où se mêlent sources d’images, qualités et techniques (par exemple, Google Street View versus le monde réel). Il se pourrait donc que le meilleur moyen de rencontrer le succès dans la pratique architecturale repose désormais non plus sur la maîtrise technique, mais sur la maîtrise du contexte culturel de la technique. La question qui se pose pour l’architecture est désormais de savoir ce qui se cache derrière cette nouvelle manifestation du cool.
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En japonais, tadaima signifie « Je suis de retour », ou « Je suis à la maison ». ↩
Mika Savela a produit cette vidéo et ce texte en 2017 dans le cadre de son projet de recherche « Offness ». Ce travail est un résultat du programme de recherche multidisciplinaire « L’architecture et/pour la photographie » développé par le CCA, avec le soutien financier généreux de la Andrew W. Mellon Foundation.