Archéologues du numérique
Texte de Mirko Zardini
Par où commencer ?
Il semblait naturel d’aborder en premier lieu le débat passionné sur la question du numérique en architecture, qui occupait le devant de la scène à la fin des années 1980 et tout au long des années 1990. Depuis, ce débat a accompagné et nourri l’essentiel de la production et des discussions dans le domaine, il s’est trouvé abondamment documenté dans les périodiques, livres et sites Web, et il a fait l’objet d’analyses par d’innombrables auteurs et commentateurs.
Nous avons plutôt décidé de réfréner cette impulsion et de prendre comme point de départ quelques projets novateurs bien précis. Notre entreprise, en accord avec de récentes recherches en archéologie des médias, s’est concentrée sur l’exploration des idées et des résultats concrets émergeant de ces travaux numériques précurseurs. Nous avons étudié toute une série de variables – auteurs, machines, logiciels, entreprises, disciplines reliées, institutions, etc. – non seulement pour élaborer un récit historique, mais aussi et surtout afin de mieux comprendre le contexte ayant permis à ces projets (et technologies) de se distinguer.
Imaginé par le Centre Canadien d’Architecture (CCA), le projet Archéologie du numérique a été mis sur pied par Greg Lynn, à partir d’environ 25 projets dont nous avons acquis et rassemblé les archives. Produits entre la fin des années 1980 et le début des années 2000, ils incarnent une dimension d’inventivité dans l’intégration du numérique. La première phase, comprenant une exposition et la présente publication, met en lumière quatre œuvres pionnières de Peter Eisenman, Frank Gehry, Chuck Hoberman et Shoei Yoh. En toute équité, un cinquième acteur devrait s’ajouter à la liste, un acteur inanimé qui prend différents noms et formes : machine, ordinateur, manuel, logiciel, code, script, etc. Cette composante technologique, voulue, trouvée, testée, modifiée et parfois inventée par les architectes eux-mêmes pour donner vie à leur vision ultime, a fini par voler de ses propres ailes et rendre possible la production de ces projets.
Quel numérique ?
Définir ce que nous entendions par numérique, alors que le mot est utilisé à l’infini pour qualifier toute production assistée par ordinateur – presque incontournable de nos jours –, s’est avéré une tâche ardue. Néanmoins, le « numérique » auquel nous faisons référence ne se définit pas par cet usage omniprésent de la technologie, non plus que par le seul recours à la puissance de l’ordinateur dans la recherche d’une plus grande efficacité et d’une accélération du processus de production. Le « numérique » tel que nous l’entendons se définit par rapport à des idées et à des projets expérimentaux d’une époque précise qui ont mené à un engagement actif envers la création et l’utilisation d’outils numériques en vue d’atteindre des résultats autrement inaccessibles.
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Pourquoi cette période ?
Le lien entre la cybernétique et l’architecture remonte aux années 1960, où il s’est établi notamment en Angleterre et aux États-Unis, grâce à des figures comme Lionel March et Christopher Alexander, parmi bien d’autres. Les premières collaborations portaient sur l’analyse des problèmes architecturaux et urbains complexes et sur la création d’environnements rapprochant utilisateur et ordinateur : elles ont marqué les débuts d’une nouvelle façon de penser les possibilités en architecture. Dans ce contexte, l’association de Cedric Price et de Gordon Pask pour le projet du Fun Palace est un exemple évocateur. Comme le souligne Stanley Mathews, à l’époque, les plus récentes avancées en matière de cybertechnologie semblaient ouvrir un champ de possibilités infinies comme moyen de concilier « briques et mortier » avec les fonctions et programmes polyvalents et en perpétuelle évolution du projet. Pour le Fun Palace, Price avait espéré qu’un système de commande cybernétique autonome permette aux utilisateurs de façonner leurs propres environnements1.
Mais c’est au cours de la fin des années 1980 et des années 1990, lorsque des entreprises de recherche et de développement en architecture ont exercé une pression accrue pour des études orientées vers le progrès technologique et la création d’outils informatiques, que le numérique est devenu essentiel dans la définition de visions particulières et d’une nouvelle perspective architecturale. En outre, les années 1990 ont été passablement marquées dans le domaine de l’architecture par un rejet presque total de l’histoire et de la théorie, promptement remplacées par des pratiques sous-tendues par la technologie. Une telle évolution n’a fait que s’intensifier avec l’accès facile à Internet, aux téléphones cellulaires, aux logiciels et aux capacités informatiques, parmi une foule d’autres outils.
Fait intéressant, cette période est également celle des débuts d’une érosion de l’intérêt envers la composante « publique » de l’architecture. Ce déclin, s’accélérant sous l’effet de réformes politiques qui fragilisent jusqu’aux États-providence européens, s’est avéré un terreau fertile pour des projets architecturaux pouvant être interprétés comme des tâches « intériorisées ». Il en a souvent découlé des conceptions de l’architecture où l’entité en elle-même se trouvait au centre du projet, souvent au détriment de multiples facteurs externes qui prenaient de moins en moins d’importance. Les projets nés de cette évolution sont fréquemment en contraste patent avec les frictions que nous vivons et auxquelles nous assistons dans le monde actuel, et semblent plutôt célébrer une vision d’environnements harmonieux, fluides et exempts de tout conflit.
Pourquoi l’archéologie ?
Quelques tendances actuelles dans les études des médias visent à supplanter ou à exclure les contextes social, culturel, économique et politique du champ de la recherche. De récentes évolutions conceptuelles en architecture, en général justifiées par l’idée que les ères électronique et mécanique sont des mondes incompatibles qui entrent en collision, voient le jour sur la base d’un vide tout aussi exclusif qui encourage l’autoréférence et le discours hermétique. Pour Sanford Kwinter, persister dans un courant de pensée d’une telle stérilité ne peut avoir pour effet que de nous cacher à nous-mêmes leur dimension politique2.
Dans Archéologie du numérique, l’archéologie devient un modèle d’exploration qui définit le cadre approprié à l’étude des archives et des projets. L’examen minutieux des différents médias, enregistrements, affiliations professionnelles, outils, logiciels et processus met en évidence le fait que l’histoire n’est pas un fil homogène et progressif, mais au contraire un récit sans cesse réécrit, modifié par chaque nouvelle observation attentive.
Une (grande) perte ?
L’idée d’archéologie, dans le cas de cette première exposition, sous-entend aussi une dimension de perte importante. Une perte illustrée par le fait que l’essentiel du matériel numérique produit pour ces projets, à l’exception de celui de la résidence Lewis, de Frank Gehry, a disparu. Comme le remarque Greg Lynn dans son introduction à ce livre, « les itérations des fichiers numériques, les objets numériques et ensembles de données d’origine ainsi que les outils et les machines utilisés pour leur production disparaissent à chaque migration vers un nouveau système d’exploitation, chaque déménagement d’un bureau ou mise à niveau du matériel informatique ». Sera-t-il possible d’effectuer des recherches sur ces projets sans avoir accès à leurs fichiers numériques ?
Le risque imminent de perdre encore plus d’enregistrements nous a convaincus d’engager une première étape de collecte de ce type de matériel. Tout en ne sachant pas la tournure que prendra cette aventure, nous sommes persuadés qu’il nous faut agir sans délai, et vu l’ampleur des défis et du travail qui nous attend, nous espérons vivement que d’autres institutions se joignent à nous dans cette initiative.
Pourquoi le CCA ?
Les démarches du CCA pour étudier, dans un contexte plus général, les premières expérimentations du numérique en architecture remontent à novembre 2004, lors d’un colloque intitulé Devices of Design, organisé en collaboration avec la Fondation Daniel Langlois. Cette rencontre avait pour objet d’explorer les différentes stratégies mises en œuvre par les architectes, au cours du XXe siècle et au début du XXIe, dans leur quête de nouveaux modes de conception et de construction de l’architecture. Pour résumer, les interventions « Après Jean Prouvé : le pliage numérique non standard » de Bernard Cache et « Going Primitive » de Greg Lynn ont ancré les bases conceptuelles de l’échange, après une introduction de Derrick De Kerckhove sur le sujet, une réflexion sur le rôle du papier par Marco Frascari, une présentation de Peter Galison sur les traditions en matière d’image et de logique, une autre de Mark Wigley sur le rôle de l’écran noir et du papier blanc et une exploration sur la géométrie et le numérique par Mario Carpo.
À la suite de ce colloque, un projet de recherche plus précis, l’Embryological House, a été mené par Greg Lynn, dans le but de repenser la notion de maison préfabriquée, partant de l’idée moderniste d’une forme basée sur des modules et des pièces détachées et de créer un nouveau concept basé sur des itérations illimitées dérivées d’une forme « primitive ». L’Embryological House a également été un moment marquant pour la collection du CCA, en tant que première véritable occasion pour l’institution de s’investir pleinement dans une approche centrée sur le matériel numérique.
Et ensuite ?
Archéologie du numérique inaugure une série d’expositions, de publications et de colloques qui seront produits par le CCA au cours des prochaines années. Il s’agit d’un projet continu de collaboration, avec le soutien essentiel de Greg Lynn en tant que commissaire, et le travail et les projets de divers architectes et concepteurs. L’engagement résolu de ces professionnels envers cette entreprise est et restera d’une importance capitale dans la définition du cadre d’intervention du CCA, et viendra sans nul doute compléter l’exploration, l’interprétation et l’exposition de leurs œuvres.
De plus, Archéologie du numérique constitue un moteur d’évolution au sein même du CCA, pour repenser l’approche et les structures nécessaires permettant de relever les défis posés par le matériel produit et entreposé de façon numérique. C’est l’étape initiale de collecte et de documentation de ce matériel. D’une égale importance est l’incontournable étape de la mise sur pied d’un processus de catalogage, de conservation, d’entreposage et de consultation des enregistrements numériques et médias connexes pour les futurs chercheurs.
À l’instar de certains projets en archéologie des médias, le nôtre vise à faire une lecture de la nouveauté qui s’appuie sur les enseignements du passé; à bâtir, comme nous y invitent Erkki Huhtamo et Jussi Parikka, d’autres histoires à partir de matériels souvent détruits ou négligés, qui ne laissent pas nécessairement entrevoir le résultat final, et de projets qui, même s’ils ne se sont parfois pas concrétisés, ont beaucoup à nous apprendre.3
À suivre . . .
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Pour en savoir plus sur la collaboration entre Pask et Price, voir Stanley Mathews, « The Beginnings of the Fun Palace », From Agit-Prop to Free Space: The Architecture of Cedric Price, Londres, Black Dog Publishing, 2007, p. 74–75. ↩
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Voir Sanford Kwinter, « The Computational Fallacy », paru à l’origine dans Thresholds no 26, printemps 2003, p. 90–91. ↩
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Voir l’introduction de Wolfgang Ernst et de Jussi Parikka, Media Archaeology: Approaches, Applications, and Implications, Berkeley, University of California Press, 2011, p. 8. ↩
Mirko Zardini est architecte, conservateur, rédacteur et directeur du CCA. Ce texte a été publié pour la première fois dans Archéologie du numérique, ouvrage réalisé par le CCA en 2013.