Voir le monde en numérique à Hollywood
Une conversation entre Greg Lynn et Joseph Kosinski
- GL
- Vous avez vu utiliser le logiciel dans le monde de l’architecture et du divertissement. Votre expérience à ce sujet m’intéresse.
- JK
- Je crois que je fais ce que je fais en grande partie par pur hasard. Je me suis trouvé au bon endroit au bon moment, c’est-à-dire à la GSAPP de la Columbia University à l’automne 1996. Je pense que la révolution numérique était alors à maturité. Trois ans plus tôt, je serai passé complètement à côté et, trois ans plus tard, j’aurai raté la première vague la plus intéressante, le moment où le numérique arrivait dans les ateliers.
Quand j’ai commencé à Columbia, les projets que Jesse Reiser, vous et d’autres faisiez dans les paperless studios étaient réservés aux étudiants avancés de troisième année. Je me rappelle être entré dans le bureau du doyen avec Dean Di Simone – plus tard devenu mon associé à KDLAB – la première semaine de classe. On lui a alors demandé si on pouvait s’inscrire à un cours sur le numérique, parce qu’on savait que c’était là que ça se passait. « Absolument pas », nous a-t-on dit. Pas question que les étudiants de première année touchent à un ordinateur. À l’époque, il fallait commencer par le papier calque, les équerres en T, les rondelles adhésives, et ainsi de suite. Nous étions donc très déçus, mais en milieu d’année, la politique a changé. Les étudiants voulaient vraiment mettre la main sur ces logiciels et ce matériel inédits qui commençaient à se tailler une place. À la deuxième session, les vannes se sont ouvertes, et on s’est tous inscrits au cours d’introduction à la conception numérique. On utilisait FormZ, un programme simple – je ne sais pas si on l’utilise encore, mais c’était très bien pour commencer. Nous avons aussi commencé à travailler avec Photoshop qui en était à sa version 1 ou 2, je crois. Il y avait en plus un ou deux appareils photo numériques qu’on pouvait apprivoiser. Je me sens très privilégié parce que, à ma connaissance, Columbia était le seul ou l’un des seuls endroits où on laissait les étudiants en architecture toucher et manipuler à leur guise ce genre d’outils.
Le tournant s’est opéré, dans mon cas, à la deuxième session. Je m’étais inscrit à un cours-atelier donné par Bill Mac Donald. Je croyais être venu à une école d’architecture pour apprendre à devenir architecte mais, dans ce cours, mon projet consistait à prendre des images arrêtées du film La jetée, de Chris Marker, et à les réutiliser pour créer un projet similaire. Là, pour la première fois, j’ai commencé à comprendre ce croisement entre le cinéma, l’architecture et l’espace virtuel, et les différentes manières de concevoir et d’appréhender l’architecture. C’est ce qui m’a mis sur ma voie et qui m’a mené à ce que je fais encore aujourd’hui.
- GL
- Fait intéressant sur cette période, c’est que ces choses étaient enseignées comme des outils propres à une discipline. On enseignait Photoshop comme outil de conception et de création, plutôt que comme un simple outil de retouche d’images.
- JK
- C’est bien ça. Dans les ateliers, tout ce qu’il y avait comme logiciel et matériel servait de terrain d’exploration libre. Il fallait donc arriver à comprendre par soi-même, par la découverte intuitive plutôt que par un apprentissage méthodique du genre par cœur. C’est, je crois, ce qui a donné des résultats bien plus intéressants et inattendus, très imprégnés de la personnalité de l’utilisateur. La variété des projets et le contraste marqué entre les différentes approches que nous prenions nous ont valu des critiques vraiment intéressantes. On était emballés, tout en se disant « Qu’est-ce qu’on fait? Qu’est-ce qu’on est en train de devenir? Est-ce qu’on est en train d’apprendre l’architecture? ». Il y avait de quoi faire un peu peur, mais dans le bon sens, parce que beaucoup d’étudiants de ma classe et des classes autour de la mienne ont fini par mener de fascinantes carrières presque en périphérie de l’architecture plutôt qu’en architecture pure et dure.
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- GL
- Sur le plan technique, quel matériel et quelles plateformes logicielles avez-vous découverts et comment les utilisiez-vous?
- JK
- Le premier logiciel, c’était FormZ, un programme booléen de modélisation par solides. On concevait nos projets d’abord en créant des volumes qu’il fallait ensuite découper pour obtenir des masses et des creux. FormZ était une bonne entrée en matière, parce que c’était une manière très rudimentaire de travailler, un peu comme travailler l’argile ou le bois.
- GL
- Il n’y avait aucune mise en images à proprement parler, n’est-ce pas?
- JK
- Non. Le logiciel pouvait faire des lignes cachées. Il faisait certaines ombres, mais pas la moindre animation. Je pense avoir reçu une distinction pour avoir réalisé la première animation dans FormZ à Columbia. J’ai fait, à la main, 600 clichés d’une maquette que j’ai fait pivoter et que j’ai montrée à la dernière expo de fin d’année. Je me souviens avoir entendu beaucoup de oh! et de ah!
À l’époque, tout le monde voulait voir et savoir ce qui était enseigné dans les cours avancés – Alias et Softimage. C’était les deux options possibles. Softimage était un bon programme d’animation; et Alias, un programme de modélisation de surfaces qui s’utilisait dans l’aérospatial et l’automobile. Rien à voir avec FormZ. On pouvait se servir de la fonction spline pour tracer de sublimes courbes et de magnifiques reliefs qui rendaient tout le monde fou d’enthousiasme. C’est ce qu’on cherchait tous à faire par tous les moyens, et puis en deuxième année, Maya est arrivé. Ce logiciel offrait les fonctions de modélisation de surfaces d’Alias et les outils d’animation de Softimage. On l’utilisait à Hollywood et quand on l’a finalement eu à Columbia, tout s’est mis à débouler.
Voilà donc les outils d’alors. Tout fonctionnait sur des machines Silicon Graphics spéciales. Je me sentais très avant-gardiste et ultraspécialisé. Avoir la chance de m’asseoir devant une machine Silicon Graphics était un grand honneur. Chacune coûtait à peu près 20 000 dollars. Le labo Silicon Graphics logeait dans une cave au néon où il faisait toujours noir, quelle que soit l’heure. Le bourdonnement des machines, c’est tout ce qui s’entendait, et on portait tous un casque pour écouter Underworld et se plonger dans cet univers numérique. - GL
- Après vos études, comment avez-vous intégré ce type de technologie dans le travail de mise en images et de conceptualisation que vous avez réalisé en participant à divers concours et à d’autres projets?
- JK
- J’avais fait deux stages d’été dans des bureaux d’architecture : une grande agence et un plus petit bureau spécialisé en architecture domestique ou résidentielle. Cette expérience m’a donné une idée concrète de ce qu’était la profession d’architecte dans ces bureaux-là, autant dire à mille lieues de mon passage à Columbia.
J’ai fait des détails de salles de bains et des dessins d’exécution pendant un été. Je me suis alors rendu compte, pour la première fois, que la vie après Columbia risquerait de ne pas ressembler à l’idée que je m’en étais faite en travaillant dans les ateliers de l’université. Dès la fin de mes études, je maîtrisais déjà toutes ces connaissances et tous ces outils numériques et j’essayais de décider quoi faire ensuite. J’ai eu la chance d’avoir été approché par quelqu’un du département de l’Énergie des États-Unis à propos de mon projet de fin d’études dans lequel il y avait quelques technologies mises au point par le département même. On m’a donc demandé si travailler avec le département m’intéresserait. Il s’agissait d’un travail de conception et de marketing – qui revenait essentiellement à vendre des centrales électriques pour 2015 ou 2020. C’était l’occasion pour moi d’être mon propre patron et de travailler directement pour le client. Je me savais aussi capable d’être à la hauteur, donc j’ai fait appel à mon ami Dean, et nous avons fait du département de l’Énergie le premier client de notre entreprise, que nous avons baptisée KDLAB. Nous avons mis en ligne un site web où nous déclarions que nous cherchions surtout à explorer le chevauchement qui existe entre l’architecture, le graphisme et le cinéma. Cette posture, à mon avis, a fait rire pas mal de gens en 1999, mais c’est pourtant ce qui nous a bien servis.
On a commencé à prendre des projets qui dépassaient l’architecture : valorisation de marques, graphisme, sites web et mise en images. Nous avons aussi commencé à créer nos propres films avec nos propres narrations. De là, j’ai créé une démo remarquée par certaines entreprises comme Nike. J’ai donc commencé à travailler pour ces entreprises à titre de réalisateur publicitaire. - GL
- Je me souviens du travail que votre cabinet KDLAB a fait avec Neil Denari. Vous avez travaillé sur le film de Desert House, n’est-ce pas?
- JK
- Oui, c’est moi qui ai conçu Desert House. C’était le projet final de mon cours-atelier avec Leslie Gill en troisième année. Une fois à KDLAB, j’ai repris le concept et j’en ai fait un film en vue subjective montrant quelqu’un qui découvre la maison en s’y promenant. Le court métrage repose sur un élément technique qui est de moi. Le film a été présenté au RESFest, un grand festival de film numérique à l’époque. On en a aussi parlé dans les magazines d’art et de design et dans les magazines de mode. Et c’est peut-être parce que personne ne savait trop ce que c’était : de l’architecture, mais pas en vrai. C’était un film.
- GL
- Je me rappelle que le film racontait une histoire et qu’il faisait vivre une expérience. Il ne s’agissait pas tout simplement de plans aériens circulaires.
- JK
- Exactement. C’était un peu pour critiquer l’habituel survol en ligne droite très courant en architecture : six minutes de plans circulaires dans les airs autour des bâtiments. J’ai fait tout le contraire de ce qu’était un survol rectiligne. J’ai réalisé le film en utilisant des mouvements contrôlés du genre caméra à l’épaule, puis du montage. En fait, chaque plan est une série de prises plutôt qu’un seul plan entrecoupé, une révolution aux yeux de certains. On parle pourtant ici de techniques de base employées dans le cinéma depuis 90 ans. Mais, appliqués au monde de l’architecture numérique, ces procédés ont donné des résultats perçus différemment. Voilà peut-être ce qui a fait remarquer le film. À cette époque, on pouvait, pour la première fois, produire un rendu photoréaliste. J’ai fait le film avec le module d’extension Mental Ray pour 3ds Max, qui permettait de faire un rendu complet par lancer de rayons lumineux. Prenez la lumière du soleil et un dôme ouvert, et vous avez là un éclairage photoréaliste, tout le contraire de l’éclairage ponctuel ordinaire ou de la lumière artificielle des maquettes. Il était possible d’en arriver à des scènes photoréalistes et c’est en cela, je crois, que s’est distingué Desert House.
- GL
- Tout du film était très bien dosé, la complexité des formes, la complexité du rendu, le paysage et l’éclairage.
- JK
- Selon moi, le film a exploité tout le potentiel du rendu sur ordinateur à l’époque. J’ai fait tout ce qu’un système de génération d’images par ordinateur me permettait de faire. Le film avait pour décor un paysage désertique où rien ne pousse. Ce n’était pas la jungle. Il n’y avait donc aucun personnage vivant. Tout a été tourné en vue subjective, ce qui a amplifié l’absence de personnage. L’expérience se limitait vraiment à l’exploration d’un espace et d’un bon design. Je suis donc entré dans le métier par le rendu.
- GL
- Vous étiez à peine sorti de l’école.
- JK
- Oui. J’ai conçu le projet en 1999 et je pense avoir fini le film au printemps 2001.
- GL
- Vous en êtes-vous servi pour lancer KDLAB?
- JK
- Oui, c’est devenu une des cartes de visite de KDLAB, assurément pour le volet 3D ou cinématographie. Ça nous a apporté des projets, et puis j’ai réalisé un deuxième film, iSPEC, une fausse publicité d’Apple. Le film commence par un point de vue subjectif, celui d’une personne en train de naviguer dans un menu lui-même dans un espace de réalité virtuelle. Elle clique sur des titres de films connus, puis enfin sur Shining. On est tout de suite transportés dans l’hôtel Overlook, rendu de façon photoréaliste. On explore ensuite l’hôtel en vue subjective tout en entendant ce qui se passe dans les autres pièces de l’hôtel comme dans certaines scènes du film. On découvre que c’est pour de nouvelles lunettes de réalité virtuelle Apple qui permettent d’explorer n’importe quel film comme personnage. C’était une publicité courte. Lentement mais sûrement, j’ai produit une démo de mon travail de réalisation pour KDLAB qui a attiré de plus grands clients, dont Nike.
- GL
- Parlons de votre travail avec Preston Scott Cohen sur le concours du Eyebeam Atelier Museum en 2001.
- JK
- À ce moment-là, KDLAB comptait une douzaine d’employés. Chacun avait sa spécialité. Dean s’occupait des sites web et des projets interactifs. Pour moi, c’était le 3D et les films sur le vif, et il y avait aussi Chris Hoxie, un étudiant de Preston Scott Cohen, qui était un formidable infographiste spécialisé en lumière. Il faisait ses rendus avec Preston – et le travail de Preston était sublime en blanc.
Nous formions donc un petit groupe de gars qui avaient leurs propres spécialités dans le numérique. Les projets variaient, nous n’avons jamais fait deux fois la même chose. Dans le cas du concours d’Eyebeam, nous nous sommes occupés de tout, de la numérisation à la conception de l’exposition elle-même. C’était les beaux jours. On pouvait tâter de mille et une choses différentes jusqu’à trouver ce qui nous intéressait et ce que nous voulions faire pour le restant de nos jours. Nous travaillions davantage comme un collectif d’artistes – ce qui n’était certainement pas très bon pour les affaires. - GL
- Dans quelle mesure collaboriez-vous avec les entreprises spécialisées dans le logiciel?
- JK
- Une entreprise du nom de Discreet, qui avait créé 3D Studio Max, collaborait étroitement avec KDLAB. Elle envoyait tout le temps quelqu’un voir comment on utilisait le logiciel ou simplement nous aider à produire. Elle utilisait ensuite en partie notre travail comme outils promotionnels. On était très proches de ces gens-là, qui développaient le logiciel.
- GL
- Quelle influence votre travail à KDLAB a-t-il eue sur ce que vous faites maintenant? Les maquettes 3D haute-fidélité ne vous ont pas forcément lancé à Hollywood.
- JK
- L’école d’architecture m’a incroyablement bien préparé, non seulement sur le plan technique, ce qui est utile pour les effets visuels, mais surtout sur le plan de l’approche et de la manière de penser un projet. Partir d’un thème ou d’une idée fondamentale à laquelle se rattachent tous les aspects d’un projet, du très grand au très petit, c’est une méthode qui fonctionne en cinéma comme en architecture. L’idée derrière un bleu s’apparente à l’idée derrière un scénario. L’idée voulant qu’aucun architecte ne puisse rien réaliser seul, et qu’il doive diriger des centaines, voire des milliers de personnes pour concrétiser quelque chose, a autant d’importance dans le cinéma.
Faire un film, c’est en partie purement créatif, mais c’est aussi en partie très technique, donc très logistique. Il y a tant de facettes au travail de réalisateur. À mon sens, c’est beaucoup comme être architecte. Ma formation en architecture m’a permis d’entrer dans le cinéma avec une perspective différente, toujours une bonne chose. Ceux dont le bagage se limite au cinéma ont, je pense, un cadre de référence très restreint. Ils se réduisent à tenter inlassablement de faire une nouvelle version d’un film de Martin Scorsese ou quelque chose du genre.
Columbia, c’était l’établissement idéal pour moi. Si j’avais fréquenté Harvard ou le MIT, je ferais complètement autre chose en ce moment, je pense. J’ai donc eu la chance d’aller là et de rencontrer les gens qui enseignaient là à l’époque. Vous, Jesse et Bernard Tschumi meniez les choses dans un esprit d’expérimentation. On avait l’impression de pouvoir tout faire.
- GL
- Si vous aviez fréquenté l’établissement cinq ans plus tard, vous auriez peut-être eu un meilleur stage et seriez peut-être resté en architecture.
- JK
- Oui, je sais. Je travaillerais probablement pour vous en ce moment. Beaucoup de gens dans ma classe ont fini par faire autre chose.
- GL
- Qui d’autre?
- JK
- Après KDLAB, Dean s’est lancé dans la valorisation de marques et a fait de Tender Creative une méga agence créative. Emmanuelle Bourlier a mis sur pied une entreprise, Panelite, qui fabrique des matériaux architecturaux. John Malley et SHoP sont ceux qui ont connu le plus de succès. Ils ont commencé par des installations chez PS1 – des trucs expérimentaux. Aujourd’hui, ils ont construit une stade de basketball à New York.
- GL
- C’est vrai. Gregg Pasquarelli et Kim Holden ont travaillé pour moi pendant trois ou quatre ans.
- JK
- Après l’expérience de ma cohorte, je pense que les étudiants venus par la suite se sont rendu compte que l’école d’architecture ne produisait pas forcément que des architectes. Les possibilités étaient nombreuses.
- GL
- Tous ceux que vous venez de nommer évoluent dans le numérique ou dans un domaine connexe.
- JK
- Oui. Le numérique s’est ouvert et, à mon avis, les gens ont fini par comprendre que la façon de penser apprise à l’école d’architecture pouvait s’appliquer à plein de types d’emploi différents. Ce serait intéressant de faire un sondage pour savoir combien d’entre eux se voient comme architectes.
- GL
- En effet. Par exemple, fait intéressant, Neil Denari était très proche de J. J. Abrams qui avait l’une des premières machines Silicon Graphics à Los Angeles. Neil a passé un été à faire de la modélisation et du rendu sur la machine de J. J., ce qui l’a mené à son installation à la Gallery MA.
- JK
- Le grand livre couleur que Neil a fait paraître en 1996 ou 1997 a été un ouvrage phare pour bon nombre d’étudiants de mon année. Presque tout le travail de Neil n’existait que dans le virtuel à ce moment-là. Sa rigueur et son utilisation des images ont eu une énorme influence sur ma génération.
- GL
- Et, un peu plus tard, Imaginary Forces a commencé à travailler avec moi, puis avec Wolf Prix sur la BMW Welt. Ils se sont aussi joints à l’équipe que je formais avec Jesse, Nanako Umemoto, Alejandro Zaera-Polo et Farshid Moussavi pour le concours du monument commémoratif du 11 septembre.
- JK
- C’est fascinant de voir comment animation graphique et architecture arrivent à s’unir.
- GL
- Tout à fait. Alex McDowell utilise tout le temps le terme world building, ou construction de mondes.
- JK
- Oui. Alex dirige maintenant une agence de consultation. Il s’est éloigné de la production et de la conception cinématographiques pour se consacrer à l’architecture virtuelle et à la simulation. Il est devenu un peu plus architecte. Il a, en quelque sorte, délaissé le monde du cinéma pour celui de l’architecture.
- GL
- Selon vous, est-ce une tendance à Hollywood?
- JK
- Les films de science-fiction et les films fantastiques reposent énormément sur la construction de mondes. Maintenant, avec des séries comme Game of Thrones, la construction de mondes investit la télévision. Je pense qu’il y a une forte demande pour les créateurs de mondes, un rôle que peuvent jouer les architectes.
Pour mes films Tron et Oblivion, deux de mes condisciples de Columbia ont fait partie de l’équipe artistique. L’un s’occupait de l’architecture et l’autre, des véhicules. Beaucoup d’anciens du ArtCenter College of Design évoluent dans ce genre d’équipe. Ce ne sont pas des spécialistes des effets spéciaux, mais plutôt des gens qui proviennent réellement du milieu des arts. Il y a certainement une énorme demande pour les gens capables de créer des espaces et des mondes, une demande qui ne fera qu’augmenter avec la popularité grandissante de ce type de films. Ce n’est pas les occasions qui manqueront aux architectes qui veulent, s’ils le souhaitent, œuvrer dans le divertissement.
- GL
- Autodesk a mis l’équipe de James Cameron en lien avec moi quand elle planchait sur Avatar. Je ne savais pas pourquoi. Mais j’ai rencontré un collègue de Cameron et il m’a dit : « On utilise Revit pour la jungle. Chaque feuille et chaque branche est associée à son fichier Revit parce que c’est le moyen le plus efficace de manipuler ces gigantesques ensembles de données et toutes ces informations sur les textures, et cetera. ». Je me suis dit que c’était quand même fou qu’il sache ce qu’était Revit.
- JK
- Oui, c’est de plus en plus courant dans le cas des films tournés en capture de mouvements, comme Avatar et Le Livre de la jungle, où 90 % des images sont virtuelles. Maintenant, les réalisateurs veulent voir le monde numérique au moment de tourner le film sur le plateau où sont captés les mouvements. Fini cette affaire d’enregistrer des gens en combinaison verte avec des capteurs de mouvements pour ensuite transférer les mouvements dans un monde virtuel. On peut utiliser une caméra virtuelle – une caméra AMP qui est au fond un iPad dans un studio de capture des mouvements. On peut admirer un monde créé sur place et voir le rendu en temps réel. Tout est construit à l’avance, plutôt qu’en postproduction. Ça veut donc dire qu’un grand travail a été fait en amont, un changement intéressant dans la manière de faire des films.
- GL
- Selon moi, s’il faut investir autant de ressources, il faut en faire bon usage, et donc ce n’est probablement pas mauvais d’utiliser davantage les logiciels d’architecture.
- JK
- On ne fonctionne plus plan par plan. Maintenant, on crée un monde virtuel et on l’utilise en préproduction et en production, puis on en fait une version plus travaillée en postproduction. C’est un espace virtuel qui s’utilise plusieurs fois. On ne le décompose pas pour le reconstruire à chacune des étapes du projet. C’est une façon bien plus intelligente de travailler.
- GL
- Est-ce que c’est comme ça que vous avez conçu Tron et Oblivion? Vous n’étiez pas trop dans les films tournés en capture de mouvements.
- JK
- Non. Nous avons fait un peu de capture de mouvements dans Tron, mais pas de la façon la plus efficace, ce qui nous aurait permis de réutiliser d’anciennes maquettes dans l’animation finale. C’était aussi la façon la plus couteuse de faire les choses – de tout construire avant. C’est possible pour des films comme Avatar. Oblivion devait plutôt être un film tourné à la caméra. Donc, en fait, il y avait peu d’effets spéciaux. À mon avis, les gens se disent en regardant le film qu’il doit y avoir des effets spéciaux à la tonne, alors que presque tout a été filmé à la caméra, même les scènes dans la Sky Tower, qui est en fait une maison réelle à plus de 900 mètres de hauteur. Ce qu’on voit, c’est une projection de face sur un écran qui fait tout le tour du plateau. Il n’y avait aucun écran bleu ni vert dans ce film. Tout a été capté en temps réel, une approche à l’ancienne. C’est comme ce qu’avait fait Kubrick dans 2001 pour ses scènes extérieures. Tout avait été fait en projection de face avec des projecteurs pour photographie de moyen format. C’était comme dans les vieux films où les gens conduisaient leur voiture devant la ville de New York projetée derrière eux. C’est la méthode que nous avons utilisée dans Oblivion. Nous l’avons tout simplement utilisée dans un décor à la verticale, pour que nous puissions tourner dans n’importe quelle direction et contrôler l’heure du jour, et tout capter à la caméra. C’était une nouvelle façon d’utiliser une vieille technologie d’Hollywood.
- GL
- Je connais très bien les gens de Bot & Dolly. J’ai fait appel à eux pour faire fonctionner des robots, mais c’est un peu ce qu’ils ont fait dans Gravity aussi.
- JK
- Exactement. Ils ont tout fait à l’avance. Ils ont préprogrammé les déplacements et les ont tournés avec le système de bras robotique, non?
- GL
- En fait, ils ont mis au point un logiciel qui permettait de manipuler un robot directement à partir de Maya. Donc, s’il fallait modifier quelque chose pendant le tournage, c’était possible. Tout l’éclairage et tous les projecteurs étaient fixés sur des robots qui fonctionnaient en synchronicité avec un autre robot sur le plateau et qu’on déplaçait un peu partout autour.
- JK
- Oui. Ils ont servi à capter l’éclairage interactif sur les acteurs. Ils éclairaient le visage des acteurs, pendant que nous éclairions le plateau. C’est une technique similaire, mais la surface de projection diffère.
- GL
- Les scènes réalisées avec Maya étaient toutes coordonnées par des architectes. Ils avaient de très bonnes compositions 3D. Et ils pouvaient tout construire sur le plateau, pendant que les acteurs attendaient leurs consignes.
- JK
- C’est extraordinaire de voir des architectes convaincus prendre des décisions en fonction de la réalité, ce qui est très utile. J’aime avoir de vrais architectes dans les équipes artistiques de mes films. Ils sont capables de concevoir des décors où l’escalier, la balustrade, la hauteur de comptoirs et les cadres sont reproduits avec la banalité de leurs détails. Ils veillent à ce que tout soit réaliste. Le spectateur le voit et le prend pour quelque chose de réel et de fonctionnel, contrairement à un décor bien joli mais qui paraît absurde. L’idée qu’un espace puisse donner l’impression d’être fonctionnel et harmonieux appartient aux architectes formés comme personne d’autre là-dessus. Kubrick, c’est bien connu, a insisté pour que l’équipe de concepteurs de 2001 soit composée de vrais ingénieurs de la NASA. Il ne voulait qu’aucun artiste-concepteur ne touche aux fusées. Ils voulaient des ingénieurs et des scientifiques pour que les vaisseaux et les stations spatiales soient réalistes, et je pense que c’est ce qui explique la longévité du film et la raison pour laquelle il a transformé pour de bon la science-fiction. C’était toute une évolution depuis Flash Gordon – où l’on pouvait voir des vaisseaux spatiaux qui ressemblaient aux navettes fabriquées 20 ou 30 ans après.
Greg Lynn a parlé avec Joseph Kosinski dans le cadre de notre programme de recherche Archéologie du numérique. Le projet du Eyebeam Atelier Museum de Preston Scott Cohen, qui a été développé avec la participation de Joseph Kosinski, a été inclu dans notre exposition Archéologie du numérique : complexité et convention en 2016.