La vie en polychrome
Texte de Nicola Pezolet
La couleur est une nécessité vitale. C’est une matière première indispensable à la vie, comme l’eau et le feu. On ne peut concevoir l’existence des hommes sans une ambiance colorée.
– Fernand Léger, « La couleur dans le monde », 1938
Tirés de la collection du CCA, les dessins de la série consacrée au village polychrome sont l’œuvre de l’architecte André Bruyère; ils illustrent différents aspects d’un projet de lotissement près de Biot, petit village surplombant la Méditerranée, dans le sud-est de la France. C’est à Fernand Léger qu’on doit les vives couleurs de ce complexe d’habitations de banlieue qui rejette les austères constructions en forme de boîte du fonctionnalisme de l’après-guerre au profit de lignes plus ludiques et de formes asymétriques. Francisco de Assis Chateaubriand Bandeira de Melo, un diplomate brésilien, collectionneur et magnat de la presse controversé, a commandé ce projet dans l’espoir de créer un petit village pour une communauté de 200 étudiants brésiliens vivant en France. Ce projet témoigne des échanges artistiques transnationaux survenus entre la France et l’Amérique du Sud de 1950 à 1955. Au même moment, on demande à Fernand Léger, André Bloc, Victor Vasarely et d’autres de peindre plusieurs murales polychromes sur les édifices du campus de l’Université de Caracas, au Venezuela, conçue par Raúl Villanueva.
Bien que Léger est Bruyère proviennent de générations différentes, les deux hommes partagent les mêmes préoccupations concernant la nécessité d’une architecture moderne qui agisse comme « synthèse des arts ». En effet, pendant la reconstruction de l’après-guerre, Léger, à l’instar d’autres nombreux artistes d’avant-garde qui publient dans de petites revues telles que Structure et Art d’aujourd’hui, ont cherché à se libérer du poids du fascisme en créant un nouveau sujet moderne, appliquant à grande échelle ce qui est considéré comme le langage joyeux et compensateur de la polychromie. À leur tête se trouve un ami intime et ancien collaborateur de Léger, Le Corbusier, dont la chapelle de Ronchamp, qui a suscité la controverse, témoigne des préoccupations de l’architecte pour le pouvoir d’élévation spirituelle que confère la couleur, ainsi que pour l’expressionnisme et la plasticité de la structure. Si plusieurs éléments du village polychrome évoquent certainement l’organicisme biomorphique de certaines œuvres tardives de Le Corbusier, ils rappellent aussi les concepts expérimentaux de plus jeunes architectes du milieu du siècle, tels qu’Oscar Niemeyer, Eero Saarinen et Paul Nelson.
Suivant une série de spécifications, le budget total alloué au village polychrome s’élève à l’impressionnante somme de 236 000 000 de francs. Ce montant couvre l’achat d’un grand terrain (40 hectares), la construction de routes et autres infrastructures comme des aires de stationnement, des espaces verts, un restaurant, un musée, une sculpture publique, un cinéma et surtout, des logements pour étudiants et dix villas entièrement meublées. Bruyère consacre presque toute son attention à une villa particulière destinée aux visiteurs d’Assis Chateaubriand. Plusieurs croquis, par la suite vivement coloriés par Léger au pastel, montrent le projet sous différents angles. Le village polychrome étant conçu comme une œuvre d’art totale, les artistes brouillent sans cesse les frontières entre le dedans et le dehors en harmonisant architecture et meubles de la villa avec l’environnement. Ainsi, la petite table avec sa chaise, toute en courbes et formes sinueuses, évoque des formes naturelles, tout comme le font plusieurs autres bâtiments publics alentour. Bruyère et Léger cherchent aussi à créer une proximité nonchalante entre les utilisateurs et le cadre rural. Des fenêtres vitrées, entourées de panneaux horizontaux aux couleurs vives, sont soigneusement disposées autour du bâtiment, offrant différents points de vue sur le paysage environnant. L’élément architectural le plus intéressant est le vaste toit (fait semble-t-il de béton armé) soutenu par une paire de barres métalliques en forme de « V » qui se prolongent à l’extérieur de la maison pour créer un petit patio. Le désir de l’architecte de brouiller les frontières entre le dedans et le dehors est ici suggéré par sa décision de percer une ouverture circulaire dans le toit, ce qui a pour effet de créer un spectacle sonore et visuel impressionnant dont peuvent jouir les visiteurs assis à l’extérieur, tandis que l’eau tombe en clapotant du plafond et crée au sol un petit étang.
Mais en fin de compte, le client n’a pas financé le projet, confinant le village polychrome à douze feuilles de papier. Cependant, même si le projet ne s’est jamais concrétisé et n’a jamais été couvert par la presse, ces dessins constituent des documents précieux et opportuns; ils illustrent l’utopisme du discours de l’après-guerre consacré à la « synthèse des arts ».
Nicola Pezolet était récipiendaire d’une subvention de recherche dans la collection du CCA en 2009; c’est à cette période qu’il a écrit ce texte pour notre site Web.