Pour votre sécurité

Où se situe la sécurité dans l’architecture et quelle est à qui la conception donne-t-elle la priorité en matière de sécurité ? Qu’il s’agisse de sécuriser ou de restreindre, les mesures de sécurité conditionnent la manière dont nous nous organisons dans l’espace et vivons ensemble. Mais les règles et les codes conçus pour nous protéger dans l’environnement bâti reposent sur certaines normes, qui évoluent avec le temps et sont soumises à des pressions idéologiques et à des pratiques d’exclusion. Avec ce dossier, nous sondons les mécanismes que nous avons développés et les récits que nous racontons pour protéger nos expériences dans le monde à travers des considérations sur l’infrastructure, la matérialité, la mémoire et la création de mythes.

Pour votre sécurité est conçu par Victoria Addona, Claire Lubell, Alexandra Pereira-Edwards et Anna Tonkin.

Pour votre sécurité

Où se situe la sécurité dans l’architecture et quelle est à qui la conception donne-t-elle la priorité en matière de sécurité ? Qu’il s’agisse de sécuriser ou de restreindre, les mesures de sécurité conditionnent la manière dont nous nous organisons dans l’espace et vivons ensemble. Mais les règles et les codes conçus pour nous protéger dans l’environnement bâti reposent sur certaines normes, qui évoluent avec le temps et sont soumises à des pressions idéologiques et à des pratiques d’exclusion. Avec ce dossier, nous sondons les mécanismes que nous avons développés et les récits que nous racontons pour protéger nos expériences dans le monde à travers des considérations sur l’infrastructure, la matérialité, la mémoire et la création de mythes.

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Au bord

Davide Deriu sur la photographie et le vertige de l'architecture moderne

Dr. Lossen & Co, Vue de la terrasse du toit de la maison 13 montrant le paysage environnant, Weissenhofsiedlung, Stuttgart, 1927 ou plus tard. Tirage gélatino-argentique. PH1984:0957 CCA

Les barrières de sécurité sont des composantes omniprésentes de notre environnement bâti, et pourtant elles passent souvent inaperçues. Les éléments architecturaux tels que les rampes et les parapets témoignent des codes de construction en vigueur à un endroit et à un moment donnés; leurs formes, leurs dimensions et leurs matériaux variables traduisent visuellement et matériellement les dispositifs de réglementation qui visent à protéger les personnes contre les accidents. Au début du XXe siècle, cependant, les toits-terrasses et les balcons en saillie répondent à un désir de défier la gravité, comme l’illustrent parfaitement les parapets bas et les garde-corps horizontaux des logements modernistes. Bien que les barrières de sécurité aient pour la plupart conservé leur fonction initiale de prévention des chutes, leur conception s’est de plus en plus orientée vers une continuité visuelle avec l’espace situé au-delà du bord, défiant ainsi notre sens de l’équilibre.

L’essai photographique s’intéresse à une série de tensions matérielles et perceptives inhérentes aux barrières de sécurité en compilant une série d’images de la collection du CCA datant des années 1920 aux années 19501. En revisitant certains lieux importants de l’histoire de l’architecture occidentale, l’essai examine la manière dont les photographies peuvent nous permettre de visualiser l’état de tension lorsque l’on se trouve au bord – cet espace liminal qui nous confronte au gouffre. C’est ici une approche historico-critique combinée à une impulsion spéculative motivée par une réaction subjective aux images et aux espaces qu’elles illustrent. Cette dernière est animée par l’attention portée au punctum de chaque photographie : le détail particulier qui « part de la scène, comme une flèche », éveillant des associations et des réminiscences soudaines2. Cet effet de percement du regard, qui touche à l’intensité du temps, peut transpercer le présent avec une force inattendue.

Les images sélectionnées s’articulent autour de la question du vertige lié à la hauteur, une sensation viscérale et ambivalente associée à une vaste gamme d’émotions, allant de l’excitation à l’anxiété3. Comment peut-on se réapproprier le potentiel narratif des photographies d’architecture, une catégorie particulière d’images dans laquelle les bâtiments et les espaces dominent généralement sur les personnes et les expériences ? Les textes figurant sous chaque photographie pourraient être provisoirement appelés « légendes photographiques ». Contrairement au terme anglais « caption » qui entend se saisir, capturer l’image et en fixer le sens une fois pour toutes, le terme « légende » ouvre un autre champ d’interprétation. Si l’on se tourne vers le français ou l’espagnol, où les termes « légende » et « leyenda » sont respectivement employés, il est possible de penser à une autre manière de lire les photographies, qui laisse la place aux histoires et aux mythes.

L’essai s’appuie sur la nature indéterminée des fragments pour proposer une série de fils que le lectorat peut saisir pour tisser différentes observations ou orientations interprétatives. Perturbant la logique de l’archive, il renouvelle le regard porté sur ces images en insistant sur un aspect souvent négligé de l’architecture moderne : sa condition « au bord » dans laquelle la peur et l’exaltation s’entrechoquent, attisant de petites étincelles d’illumination.


  1. Cet essai se nourrit et approfondit des recherches menées au CCA dans le cadre du programme de recherche multidisciplinaire L’architecture et/pour la photographie, financé par la Fondation Andrew W. Mellon (2016-2017). 

  2. Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Éditions de l’Étoile/Gallimard, Le Seuil, 1980, p. 48-49.  

  3. Davide Deriu, On Balance: Architecture and Vertigo, Londres, Lund Humphries, 2023. 

László Moholy-Nagy, Portrait de Marcel Breuer sur le balcon d’un atelier du Bauhaus, à Dessau, entre 1925 et 1928. Tirage gélatino-argentique. PH1982:0398 CCA

Le portrait de Marcel Breuer sur le balcon d’un atelier, réalisé par László Moholy-Nagy, illustre la convergence entre les avant-gardes de la Neues Sehen [Nouvelle Vision] et de la Neues Bauen [Nouvelle Construction] qui s’est opérée au Bauhaus dans les années 1920. Pour Moholy, l’école de Dessau représentait à la fois un laboratoire pour des expérimentations visuelles et un sujet photographique en soi où les scènes de la vie collective réclamaient son attention. Cette vue en contre-plongée permet de mettre en valeur des détails architecturaux tels que les garde-corps horizontaux des balcons, inspirés des parapets installés sur les ponts des bateaux. La courbure des dalles en porte-à-faux nous rappelle la force gravitationnelle d’un bâtiment moderne qui semble presque flotter en apesanteur.

Tandis que le sujet de la photographie adresse un sourire à l’appareil, deux autres Bauhäusler posent joyeusement à l’arrière-plan, deux étages plus haut : un homme se tient en équilibre entre la rampe et le rebord de la fenêtre adjacente, tandis qu’une femme est assise sur le balcon en béton, laissant pendre ses jambes par-dessus le rebord. La terrasse et les balcons du bâtiment de l’atelier, connu sous le nom de Prellerhaus, ont servi de décor à de nombreuses photographies mettant en scène à la fois des membres du corps professoral et étudiant dans des poses fantaisistes et parfois même acrobatiques. En défiant la pesanteur, leurs actes performatifs expriment un sentiment de libération.

Dans son travail, Moholy s’est intéressé aux multiples effets de la désorientation, escaladant de hautes structures pour prendre des vues si inhabituelles qu’elles lui ont valu l’épithète d’« aerialist »[^4]. Paradoxalement, il souffrait d’une intolérance visuelle à la hauteur. Comme le raconte sa seconde épouse, Sibyl, « Moholy était souvent pris de vertiges lorsqu’il se trouvait en hauteur sans protection. […] il considérait le danger et l’inconfort comme partie intégrante de la réalité totale à laquelle il ne voulait jamais échapper »1. Sa prise de vue du bas vers le haut dissimule ce malaise en exaltant l’exploit d’équilibre réalisé par un collègue intrépide. La tension imperceptible entre le photographe et son sujet témoigne ici de la nature ambivalente du vertige : un phénomène psychophysiologique inextricablement lié à l’expérience de l’architecture moderne.  


  1. Max Kozloff, « Moholy-Nagy, The Aerialist », dans Photography and Fascination, Danbury, NH, Addison House, 1979, p. 119-135. 

  2. Sibyl Moholy-Nagy, Moholy-Nagy: Experiment in Totality [1950], Cambridge, MA, MIT Press, 1969, p. 83. 

Adolf Lazi, Intérieur d’un Kaufhaus [Breuninger], détail de la cage d’escalier avec un homme en knickerbockers se tenant à la rampe, vue sur les toits et la ville, vers 1933. Tirage gélatino-argentique. PH1982:0181 CCA

Les rampes horizontales figurent également sur une photographie prise par Adolf Lazi au début des années 1930 à l’intérieur du grand magasin Breuninger de Stuttgart. Le cliché de Lazi souligne les formes aérodynamiques de l’esthétique Streamline Moderne [style paquebot], inspirée par le Kaufhaus Shocken conçu par Erich Mendelsohn dans la même ville. Toutefois, une tension palpable se dégage de la scène. Un homme se tient debout dans la cage d’escalier vitrée, il regarde le paysage urbain en contrebas et saisit la rampe à deux mains. Sur un palier qui sert également de plate-forme d’observation, les rampes horizontales l’aident à se stabiliser. Alors que la lumière du soleil qui envahit l’intérieur se glisse le long de leurs lignes courbes, les ombres striées soulignent la fluidité de l’espace : en haut et en bas de la cage et à travers les vitres des fenêtres. Pris dans ce flux, le sujet semble servir de conduit aux forces verticales qui entraînent notre regard vers le bas, invoquant une chute imaginaire accentuée par la longue profondeur de champ.

Bien que l’homme soit préservé de la chute, l’apparente dissociation entre ses bras et ses jambes est quelque peu énigmatique; sa posture instable est en suspens entre l’immobilité et le mouvement. Avance-t-il, comme on pourrait le croire à première vue, ou recule-t-il plutôt? Se repousse-t-il du bord? À l’instar d’une prise de vue inversée de la photographie de Moholy à Prellerhaus, cette vue plongeante procure un sentiment étrange d’inquiétude. Tandis que la première induit le frisson de l’espace vertical, la seconde traduit l’anxiété qui y est associée. Ici, la cage d’escalier constitue une scène architecturale dans laquelle l’intérieur et l’extérieur se confondent, uniquement séparés par une paroi de verre. Pris entre ces deux frontières, l’homme semble figé dans l’espace et dans le temps. Bien que la photographie de Lazi résulte probablement d’une mise en scène, on peut penser que sa nervosité singulière n’était peut-être pas entièrement intentionnelle. L’homme en knickerbockers restera à jamais accroché à cette rampe, et nous ressentons la tension émotionnelle due à son état de suspension.  

Samuel H. Gottscho, Garde-corps de la terrasse, vue vers le sud depuis la 52e rue et l’East River, 1932. Tirage gélatino-argentique. PH1979:0474:003 CCA

Depuis son ouverture en 1931, River House est devenue l’une des coopératives d’appartements les plus exclusives de Manhattan, la liste de ses locataires se lisant comme un « annuaire mondain » de la métropole en plein essor. Érigé pendant la Grande Dépression, l’immeuble confirme la résilience de l’immobilier en période de crise économique1. En décembre 1931, le photographe Samuel Gottscho prend plusieurs photographies de River House. Il passe une journée entière à photographier du haut du bâtiment, en orientant son appareil 5 x 7 dans diverses directions et selon des atmosphères changeantes.

Une vue de la terrasse du 27e étage laisse apparaître la ligne d’horizon qui s’élève vers le coin supérieur droit, où le Chrysler et l’Empire State Building, récemment achevé, couronnent le paysage urbain. À la différence de ses autres photographies, celle-ci prend à la fois River House comme sujet et comme lieu de la prise de vue. Sous une lumière matinale éclatante, le bord du parapet sectionne l’image en parties presque égales, une barrière élaborée faite de panneaux de ferronnerie qui alternent avec des segments de maçonnerie. Avant de devenir photographe professionnel, Gottscho travaillait dans le commerce de la broderie; ce parapet lui a peut-être rappelé les motifs de la dentelle. Des ombres allongées soulignent ses textures changeantes, inclinant leur rythme formel vers la droite, si bien que la silhouette semble étirer la profondeur de la terrasse et nous maintenir à bonne distance du bord.

Plutôt que de faire ressortir le point de vue vertigineux, le photographe s’est intéressé au cadrage du panorama offert par l’immeuble d’habitation, dont l’architecture Art déco est la dernière nouveauté du skyline de Manhattan. Le parapet ne constitue pas tant une barrière qu’une sorte de rideau qui relie River House au paysage urbain environnant, soulignant ainsi la position privilégiée des personnes qui y résident.


  1. L’immeuble de grande hauteur comprenait 78 appartements de luxe, dont un triplex de 17 chambres et 9 salles de bains, ainsi qu’un club disposant d’une piscine, de courts de tennis, d’un gymnase et d’une salle de bal. Virginia Lee Warren, « River House: An Intimate Co-op with 18-Room Flats », The New York Times, 15 mai 1966, p. 90. 

Berenice Abbott, Passerelle, pont de Manhattan, New York, 1936. Tirage gélatino-argentique. PH1984:0277 CCA. © Getty Images

Si Gottscho a cadré le paysage urbain de New York en une série de monuments sans âge, Berenice Abbott a donné un tout autre visage à la métropole moderne. Après avoir passé la majeure partie des années 1920 en Europe, l’ampleur et le rythme des mutations urbaines lui font forte impression à son retour aux États-Unis. Plutôt que de représenter l’architecture comme figée dans le temps, Abbott l’intègre à une transformation sociale et spatiale qu’elle s’attache à documenter au cours de la décennie suivante. Le livre de photographies Changing New York (1935-1939), financé par le Federal Art Project, réunit toute une collection d’angles de vue, comme en témoignent ses désormais classiques « vues du toit » vers les canyons de Manhattan1.

Le pont de Manhattan photographié par Abbott manifeste l’expérience du gouffre d’une manière plus subtile. Ici, elle pointe son objectif droit devant elle, cadrant une perspective vers un point dont les lignes de fuite sont parallèles à la passerelle. Tout comme dans la photographie de Gottscho de la River House, le parapet en fer projette une ombre inclinée sur le passage piétonnier situé sur le côté sud du pont et surélevé d’environ 40 mètres au-dessus du niveau moyen du détroit.

Deux silhouettes humaines marchent dans des directions opposées, se tenant à l’écart du bord extérieur. La rambarde tubulaire du parapet forme une ligne d’ombre qui semble délimiter une zone de danger — une perception renforcée à l’époque par le passage des tramways et des trains sur le double pont, qui entraînait l’inclinaison et le balancement de l’architecture suspendue. Chose remarquable, Abbott, qui rencontrait des difficultés à supporter les hauteurs, se tenait pourtant au bord de la passerelle, penchée vers les canyons de la ville. À l’instar de Moholy, elle a fait de son propre corps un outil pour la création d’images. Fidèle à son approche de la « straight photography » [photographie pure], elle saisit le pont de Manhattan comme un espace vécu, restituant la tension entre excitation et anxiété qui régnait dans la métropole à l’époque.


  1. Berenice Abbott et Elizabeth McCausland, Changing New York, New York, E.P. Dutton & Company, 1939.  

Frank Navara, Exposition universelle de New York (1939-1940) : Des personnes debout le long de la rampe du Perisphere, vue partielle du Trylon sur la droite, New York City, 1939. Tirage gélatino-argentique. PH1981:0183 CCA. © Estate of Frank Navara

Les passerelles aériennes étaient omniprésentes dans les visions urbaines futuristes imaginées dans l’entre-deux-guerres. Elles étaient très présentes à l’Exposition universelle de New York de 1939-1940, qui promettait un aperçu du « monde de demain ». Destinée à remonter le moral du public après la Grande Dépression, l’exposition introduit plusieurs innovations techniques, de la télévision à l’air conditionné, dans un élan d’optimisme interrompu brutalement par le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Les photographes de la ville, Samuel Gottscho et Frank Navara, comptent parmi les artistes qui ont documenté le spectaculaire parc Flushing Meadows-Corona. Le premier s’est concentré sur les aspects formels de l’architecture, tandis que le second s’est davantage intéressé à la manière dont les gens interagissent avec l’environnement bâti.

Le reportage de Navara comprend les monuments jumeaux du « Theme Centre » de l’exposition : deux édifices emblématiques blancs faits de béton et d’acier, connus sous le nom de Trylon et Perisphere, sont reliés par une longue rampe en spirale baptisée Helicline. Le Trylon, un pylône de 210 mètres de haut construit sur un plan triangulaire, emplit le cadre de l’une des photographies de Navara – une prise de vue vers le haut qui montre la structure, souvent comparée à une flèche ou à un obélisque, semblant transpercer les nuages. Au premier plan, un homme se tient près du parapet de verre, un papier à la main. Une tension dynamique se déploie sur l’axe vertical, notre regard s’élève à la fois vers le sommet et est attiré vers le bas par ce personnage sur la passerelle.

La barrière transparente, si omniprésente dans l’architecture d’aujourd’hui, était bien moins courante à l’époque. Elle évoquait la ville utopique du futur telle qu’elle était présentée dans un diorama à l’intérieur de la Perisphere, dans lequel le public pouvait admirer une immense maquette depuis un tapis roulant. En soulignant la finesse du bord, la photographie de Navara trouve un écho dans le cliché du Bauhaus de Moholy, dans lequel les garde-corps des balcons réduisent le parapet à sa plus simple expression. Les barrières de verre constituent une évolution de ce concept en conjuguant la résistance du matériau avec une qualité diaphane. Le parapet de l’Helicline sied à une exposition qui présentait au public de nouveaux produits de consommation tels que le film couleur, la lumière fluorescente ou encore les bas en nylon. À l’instar de ce vêtement révolutionnaire, les parapets en verre ont été conçus pour protéger et révéler à la fois, atteignant un niveau de transparence audacieux tout en garantissant la solidité et la durabilité.

Lucien Hervé, Vue du toit de l’Unité d’habitation montrant la cage d’ascenseur et le balcon, Marseille, 1952 ou après. Tirage gélatino-argentique. PH1985:0504 CCA. © J.P. Getty Trust /FLC – Adagp, Paris 2024 / Carcc Ottawa 2023

Lorsque la réalisation de la première Unité d’habitation est achevée à Marseille, en 1952, elle inaugure un nouveau mode de vie : la « cité radieuse » de l’avenir, sous la forme d’une communauté verticale. Le projet marque le début d’une collaboration fertile entre Le Corbusier et Lucien Hervé, le photographe hongrois dont la créativité des prises de vue s’accompagne d’une capacité exceptionnelle à rendre les effets d’ombre sur les surfaces brutes du béton. Parsemé d’éléments sculpturaux, le toit-terrasse offre des vues partielles sur les environs par-dessus un haut parapet. Alors que la barrière assure une délimitation solide et sûre au prix d’une réduction du panorama, de multiples surfaces surélevées permettent de jeter un coup d’œil au-delà du bord de la terrasse.

L’une d’entre elles, inaccessible au public, est une plate-forme en béton qui jaillit de la cage d’ascenseur. Ce « balcon » insolite, clôturé sur ses côtés ouverts, est visible sur une photographie prise par Hervé depuis le passage qui longe le périmètre de la terrasse. Sa fonction apparente est de relier l’ascenseur au toit par une échelle d’accès extérieure, ce qui ne suffit pas à expliquer sa forme incongrue, qui déborde de la façade principale. Poussée au bord de la photographie, cette plate-forme en porte-à-faux évoque l’esthétique des paquebots qui a inspiré Le Corbusier. Toutefois, la composition d’Hervé présente un caractère plus inquiétant, en effet, plusieurs personnes s’étant suicidées à partir de ce sommet, à tel point que les personnes qui habitent le quartier en sont venues à le considérer comme une invitation à sauter. Alors que dans d’autres vues, Hervé cadre le paysage au-delà du parapet, il figure ici un gouffre invisible qui pourrait être fatal.

Par pure coïncidence, alors que l’Unité était sur le point d’être achevée, le philosophe Gaston Bachelard s’interrogeait sur l’origine du mot français « garde-fou » : « Le garde-fou nous protège de la plus élémentaire des folies, de la plus commune des folies, celle qui peut nous atteindre tous au-dessus d’un petit pont, au-dessus d’un escalier. »1 Cet élément de construction anodin constitue un seuil perceptif et matériel nous protégeant de la menace du vide tout en nous préservant de son appel. Ponts, balcons et terrasses diverses sont pourtant des zones de déclenchement de ce qu’on appelle en anglais « high place phenomenon », cette pulsion ineffable qu’est l’appel du vide. En un regard, la photographie d’Hervé nous met en garde : l’architecture peut être, sans hyperbole, une question de vie ou de mort.


  1. Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Paris, Librairie José Corti, 1948, p. 196. 

Ezra Stoller, Vue du dernier étage du Seagram Building offrant un aperçu des bâtiments environnants et de l’East River, New York City, 1958 ou après. Tirage gélatino-argentique. PH1990:0187 CCA. © Ezra Stoller / ESTO

Au cours du XXe siècle, la prolifération des tours de bureaux couvertes de murs-rideaux vitrés a normalisé notre rencontre avec l’abîme. Pourtant, les spécialistes de la conception reconnaissent rarement les conditions psychophysiologiques complexes qui gouvernent notre perception de l’équilibre. La recherche sur ce que l’on appelle aujourd’hui « l’intolérance visuelle à la hauteur » était encore au stade embryonnaire à la fin des années 1950, lorsque Alfred Hitchcock tourne Vertigo. Le film sort la même année que l’inauguration du Seagram Building, la première tour de bureaux de New York enveloppée d’un mur-rideau en verre allant du sol au plafond. Bien que les plaques de verre recouvrant les façades aient été fabriquées selon une technique traditionnelle de coulage en série – le procédé révolutionnaire du verre flotté n’a été introduit que l’année suivante –, les intérieurs du Seagram ont atteint un degré de transparence qui offre des vues spectaculaires sur le paysage urbain.

Ezra Stoller a saisi ces effets à travers des perspectives vertigineuses prises depuis le dernier étage du gratte-ciel achevé. Sa photographie de Midtown Manhattan qui s’étend jusqu’à l’East River encadre les rues parallèles du quadrillage entre les meneaux du bâtiment, convergeant vers la tour River House en son centre. Toutefois, un détail situé dans la partie inférieure de la photographie vient troubler la symétrie de la composition. Le conduit qui longe l’étage des bureaux témoigne comment l’absence de barrières visuelles a pu poser des problèmes de stabilité perceptive. À l’époque de la construction, les agents immobiliers craignaient que la transparence verticale ne provoque des vertiges chez les locataires : « La crainte était que les personnes susceptibles de louer un espace dans l’immeuble soient rebutées à l’idée de se tenir près de la fenêtre et d’y être terrifiées ou de souffrir de vertige en regardant vers l’extérieur et surtout vers le bas, sans aucun élément pour les retenir. »1 Pour créer une distance avec les vitres, Mies van der Rohe a disposé le système de distribution d’air le long des parois des fenêtres, au niveau du sol, avec des persiennes sur le plan horizontal. Tout en illustrant les dernières innovations de la métropole, la photographie de Stoller nous rappelle que les sensations visuelles procurées par la tour panoramique, ainsi que la position de pouvoir exaltante qu’elle incarne, sont inséparables de l’anxiété spatiale induite par l’expérience de l’abîme.


  1. Phyllis Lambert, correspondance par courriel avec l’auteur, 13 février 2020. 

Cet article a été traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.

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