La sécurité au quotidien : attention aux chutes de fruits
Sony Devabhaktuni et Joanna Mansbridge s’intéressent aux performances en matière de sécurité quotidienne à Hong Kong
I. La sécurité au quotidien
« Nous sommes, sans exception, les rejetons d’un environnement résolument hostile, d’une métropole qui considère comme une menace toute forme de vie, toute parcelle de territoire habité allant à l’encontre des directives du marché »1.
Black Window, un collectif regroupant des personnes artistiques, militantes et autrices hongkongaises, a acquis une certaine notoriété grâce à son initiative de cantine publique à prix libre située dans le quartier de Yau Ma Tei. Ainsi, dans une ville où chaque aspect du quotidien est conditionné par la loi du capital, le collectif a ouvert un espace où les repas, les conversations, les projections de films et les ateliers résistent à l’impératif de la croissance économique pour devenir au contraire des actes radicaux de renforcement du collectif. La déclaration de Black Window nous invite à réfléchir à l’hostilité de Hong Kong à l’égard des « formes de vie » autres qu’humaines. L’expression « formes de vie » redéfinit le dualisme qui fait la distinction entre l’humain et le non-humain, tout en soulignant la manière dont ces formes s’accompagnent d’une croissance qui entre parfois en conflit avec l’impératif de développement continu propre au capitalisme.
Cette tension entre la croissance de la vie et celle de l’économie de la ville se manifeste à travers un discours sur la sécurité au quotidien omniprésent à Hong Kong. La sécurité de tous les jours incite à la vigilance et à la prudence : dans les stations de transport en commun, des voix plus ou moins véhémentes signalent les dangers potentiels que représentent les escaliers mécaniques, les portes des trains et les autres passagers. Des barrières métalliques bordent les trottoirs pour empêcher les personnes piétonnes de s’aventurer sur la chaussée. Des panneaux « Attention » mettent en garde contre les arbres, les animaux et les pavés accidentés. Ces dispositions privilégient la défense de l’humain par rapport à d’autres formes de vie. La « sécurité » et la « menace » agissent comme des discours et des dispositifs qui se renforcent mutuellement, et posent la question de la continuité du bon fonctionnement de Hong Kong face à l’accumulation des menaces existentielles et quotidiennes.
Les initiatives visant à protéger le public d’un environnement apparemment truffé de dangers alimentent la fiction d’une agentivité humaine face à un monde effrayant. Les abstractions (du changement climatique, par exemple) qui opèrent en dehors de l’emprise de ces dispositions rendent l’appareil d’État inefficace. Il reste des efforts performatifs visant à étayer un semblant d’autorité : le danger immédiat de la chute d’un fruit est facile à contrôler et à revendiquer en tant que sujet d’autorité, tandis que des phénomènes tels que l’élévation du niveau de la mer et des chaleurs et des précipitations sans précédent se dérobent à la sécurité de tous les jours. Dans ce contexte, les êtres humains s’efforcent de préserver leur position en tant que protagonistes au centre d’un environnement antagoniste, dans lequel la sécurité quotidienne, qui constitue une forme de gouvernance, fait office de forme de care.
Les panneaux d’avertissement, les rubans de signalisation et les annonces sont conçus pour créer l’impression d’un espace soucieux du bien-être de l’humain. Pourtant, cette attention apparente est contradictoire; c’est le développement et la planification même de l’environnement bâti de la ville qui orchestrent des configurations maladroites par lesquelles ce qui préexistait se met toujours en travers de la route. Ou alors, les formes de vie sont organisées comme une mise en scène entraînant des conséquences auxquelles les populations humaines ne sont pas préparées. Lorsque l’indiscipline de la flore et de la faune entrave ou incommode les activités quotidiennes, elle est attribuée à une agentivité malveillante et la nature est mise en cause quant à la sécurité de la population hongkongaise. Parfois, tel un sanglier, elle débarque à la fête sans y avoir été invitée.
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Black Window et Lausan Collective « At midday, a window opens into the night », 24 juin 2021. https://lausancollective.com/2021/at-midday-a-window-opens-into-the-night/. ↩
II. Formes de vie
SANGLIERS. En octobre 2023, un sanglier se promenait dans la rue Yuen Ngai, dans le quartier fortement peuplé de Mong Kok, avant d’être capturé et euthanasié. Ce dernier se faufilait entre les étals de fruits, les porte-vêtements et sous les tables chargées d’articles ménagers avant d’entrer chez un fleuriste. Perturbé, l’animal a mordu la main d’une personne qui tentait de l’attraper par l’oreille. La police l’a coincé en attendant l’arrivée des autorités compétentes.
Face à l’augmentation des attaques de sangliers, l’AFCD a constitué une équipe de gestion du bétail chargée de développer une nouvelle stratégie « d’abattage sans cruauté » pour faire face à la « nuisance croissante des sangliers, dans un souci de préservation de la sécurité et de l’hygiène publiques »1.
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Agriculture, Fisheries and Conservation Department, « Wild Pig Nuisance », The Government of Hong Kong, SAR. https://www.afcd.gov.hk/english/conservation/con_fau/con_fau_ nui/con_fau_nui_pig/con_fau_nui_pig.html ↩
CHUTE DE FRUITS. Placé à la jonction d’une jardinière et d’une volée d’escaliers, le panneau A4 plastifié a été affiché par CBRE, une société internationale de services immobiliers commerciaux et de gestion immobilière. L’emplacement du message à l’entrée d’une université régionale suggère que l’institution a sous-traité les services d’entretien et de sécurité du campus. Dans l’en-tête, le logo de CBRE est accompagné d’un texte en anglais et en cantonais qui indiquent un avertissement, tandis que le texte principal recommande plus précisément aux personnes qui y passent de prendre garde aux fruits qui tombent. Dans le pied de page du panneau se trouve une icône symbolisant un téléphone avec une bulle de texte contenant un point d’interrogation et un numéro de téléphone d’assistance à six chiffres.
À côté des caractères se trouve un pictogramme triangulaire : un torse aux épaules larges doté d’un cercle parfait en guise de tête, détachée du corps, flottant tranquillement. Au-dessus apparaissent des éléments aux formes étranges – des rochers, des débris spatiaux ou des météorites extraterrestres – dont la descente perpendiculaire et la vitesse sont matérialisées par des trainés tracées dans leur prolongement. Le décalage entre la mise en garde du panneau contre la « chute de fruits » et la représentation de ce qui ne ressemble absolument pas à un fruit en train de tomber laisse à penser que la provenance des débris n’a que peu d’importance.
Pour les mangues qui peuplent ces hauteurs, cet affront semble n’être que l’un des nombreux qui ponctuent les journées où elles s’alourdissent aux branches avant de tomber, provoquant un bruit sourd sur le sol carrelé. Le panneau adresse une invitation improbable aux personnes de passage : prêter attention à cette fraction d’instant où chaque fruit mûr entame sa descente. Comme s’il était possible de marcher sous l’arbre en calculant minutieusement le poids latent et la vitesse de chute de chaque fruit.
ARBRES DEVANT VOUS. Les arbres sont sensibles au danger. Ils émettent des substances chimiques dans l’air pour avertir les autres arbres de menaces éventuelles et se défendent en libérant du calcium par leurs nervures et leurs racines. En réaction aux perturbations, leurs fruits tombent prématurément et leurs feuilles changent inopinément de couleur. Les arbres communiquent grâce à des réseaux fongiques souterrains ou mycorhiziens, coopérant avec d’autres arbres et organismes pour assurer leur survie mutuelle. Dans les zones urbaines, ces systèmes de communication et d’échange sont moins denses, ce qui rend les arbres des villes vulnérables aux maladies et aux dégâts causés par les tempêtes. Ils doivent parfois s’accrocher désespérément pour leur survie.
Un panneau installé à l’endroit où un trottoir se termine brusquement par un mur de soutènement nous avertit de la présence à venir de tels arbres. Ces figuiers des banians outrageux se cramponnent au béton, organisant leurs racines dans ses fissures pour trouver un sol hospitalier, arrimant ainsi l’étendue de leur canopée au-dessus de la chaussée. Bien que les arbres soient désignés ici comme le danger, ce ne sont pas leurs racines obstinées qui menacent les personnes piétonnes, mais bien le virage sans visibilité, la circulation rapide et l’absence de trottoir. Un panneau enroulé autour de la base d’un poteau met en garde contre les eaux stagnantes dans lesquelles les moustiques risquent de se reproduire. L’indication « RALENTISSEZ » inscrite sur la chaussée intervient trop tard pour les personnes qui ont osé braver le passage aveugle de la route.
DANGER. Le 7 septembre 2023, une tempête de pluie torrentielle de niveau noir [la couleur correspond à une échelle des risques allant du jaune, le plus faible, au noir en passant par le rouge] a pris Hong Kong par surprise. Les précipitations record ont inondé les rues, les centres commerciaux et les stations de transport public et ont entraîné des glissements de terrain dans certains des quartiers les plus cossus de la ville. Après la tempête, le Department of Leisure and Cultural Services [Département des loisirs et des services culturels] a enroulé les arbres renversés et les bancs des parcs avec du ruban de balisage rouge et blanc signalant le « danger » en deux langues. (Deux mois plus tard, le ruban est toujours là : en lambeaux, pendouillant et délavé).
Les menaces que représentent les déferlantes se poursuivront à mesure que la mer continuera à monter, multipliant ainsi la fréquence d’événements autrefois rares. Cette nouvelle donne climatique est en contradiction avec les projets actuels d’aménagement des îles et d’extension des zones côtières. Ricky Wong Chi-pan, responsable du Civil Engineering Office [Bureau du génie civil], est convaincu que les technologies de « terre-plein » développées par le ministère sont capables de faire face à de tels défis. Il estime que « la sécurité des populations peut encore être assurée » grâce à l’utilisation de barrières anti-vagues, de champs de tétrapodes brise-lames et de digues inclinées en enrochements. Un système de drainage pourrait également être mis en place pour faire face à la menace des vagues submersives1. Au bord de l’eau, dans les quartiers densément peuplés de la ville, des balustrades de verre et d’acier maintiennent une distance de sécurité entre la mer et la population. Après des années de débats entre les responsables de l’aménagement du territoire et les agences de conception, une petite partie du front de mer à Wanchai a récemment été aménagée à titre d’essai pour un accès public direct au port.
Ces différentes échelles et techniques de contrôle laissent penser que la menace posée par l’élévation du niveau de la mer pourrait être parfaitement endiguée par une gestion et une conception technocratiques, sans pour autant s’attaquer à des questions plus larges sur le développement même des villes et sur la création continue de terrains là où se trouvait autrefois de l’eau.
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« Reclamation tech up to the challenge », The Standard, Hong Kong, 21 juin 2021. https://www.thestandard.com.hk/section-news/fc/1/231349/Reclamation-tech-up-to-the-challenge ↩
III. Formes d’intelligence
Si les sangliers, les mangues, les arbres du bord de la route et la mer se réunissaient en assemblée clandestine, comment ces formes de vie formuleraient-elles leur relation vis-à-vis des initiatives de contrôle humain? Comment considéreraient-elles les rôles, les dangers et la place que les êtres humains leur ont assignés dans le monde? Ces entités « menaçantes » formeraient-elles des alliances? Seraient-elles en désaccord ou partageraient-elles des tactiques? Sont-elles préoccupées par leur propre sécurité ou sont-elles indifférentes, amusées ou blasées?
Pour répondre à ces questions, nous nous sommes adressés à Bard, l’outil d’IA générative développé par Google. Il nous semblait que ce dernier serait en mesure d’apaiser l’inconfort et les doutes qui nous empêchaient d’écrire à travers la voix d’autres formes de vie1. L’IA ne dispose pas – et c’est peut-être là le plus essentiel – de la capacité de s’interroger sur la raison d’être de ce qu’elle est chargée de faire. À l’instar de Ted Chiang, nous pensons qu’il est plus pertinent de considérer cette technologie comme relevant de la « Applied Probability » (APi) [Probabilité appliquée] plutôt que de l’intelligence artificielle (IA). L’APi définit plus précisément ce qui se passe concrètement : le balayage de données textuelles afin de comptabiliser les occurrences de mots à côté d’autres mots, ce qui permet d’obtenir davantage de mots qui aboutissent à des textes qui semblent composés dans un style naturel et authentique. L’« intelligence » de l’APi est limitée et son agentivité est liée au travail humain qui oriente, trie et traite les données. Si pour certaines personnes, l’APi représente une menace existentielle pour l’humanité, pour d’autres, le danger le plus urgent et le plus immédiat réside plutôt dans l’exploitation qui est à l’origine de sa création2.
En formulant et en affinant les requêtes, nous nous sommes rendu compte que l’APi de Bard était capable d’écrire en quelques secondes ce que nous peinions même à amorcer. Grâce à sa capacité illimitée de synthèse de l’information, l’APi transformait les résultats statistiques en une prose aux accents littéraires, voire poétiques. La tendance était aux couplets rimés, aux voix chorales et aux décors moroses. Même avec les requêtes les plus simples – « écrire avec la voix d’un arbre » ou « écrire un dialogue entre les arbres, les sangliers et la mer » – l’APi interprétait les instructions dans une perspective écocritique, rassemblant des voix dénonçant l’incompréhension humaine, l’avidité et la maltraitance de l’environnement. Mettre l’APi en dialogue avec d’autres formes de vie et rester, pour notre part, en retrait, pour autant que cela soit possible, pose des questions sur les formes d’intelligence coconstituées à partir de la croissance mutuelle de systèmes naturels et technologiques3.
L’examen des résultats revêt un charme à la fois curieux et déroutant. En éditant, nous avons éliminé ce qui était trop banal pour compiler des phrases qui n’évoquent pas aussi clairement un certain genre d’écriture. Inévitablement, toutefois, le dialogue connote quelque chose de familier : entre un chœur grec, un film Disney et le théâtre de l’absurde.
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Pour en savoir plus sur le doute et l’intelligence, consulter : Shannon Mattern, « Modeling doubt: a speculative syllabus », Journal of Visual Culture 22, no. 2, 2024, 125-145. https://doi.org/10.1177/14704129231184553. ↩
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Pour une discussion sur la brutalité qui sous-tend ces technologies, consulter : Hito Steyerl, « Mean Images », New Left Review 140/141, mars/juin 2023. https://newleftreview.org/issues/ii140/articles/hito-steyerl-mean-images. ↩
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La croissance mutuelle des systèmes technologiques et terrestres est discutée dans Jennifer Gabrys, Program Earth: Environmental Sensing Technology and the Making of a Computational Planet, Minneapolis, MI: University of Minnesota Press, 2016 et Yuk Hui, « Machine and Ecology », Angelaki 25(4), 2020, 54-66. ↩
IV. Gare aux chutes de fruits
Une lumière crépusculaire fouettée par le vent descend sur les pentes verdoyantes de l’île de Hong Kong. De majestueux figuiers des banians dessinent des ombres noueuses, dont le murmure bruisse à l’encontre des gratte-ciels qui griffent l’horizon. Une meute de sangliers émerge du sous-bois. En contrebas, l’étendue de la mer de Chine méridionale reflète la pulsation des néons de la ville dans Victoria Harbour. Ce soir, la symphonie habituelle composée des lumières, de la circulation et des chantiers est nuancée d’un rythme différent : les murmures de la rébellion.
- Jeune Banian
- (Voix craquelante comme des feuilles mortes) « Tu as entendu ça, mon vieux? Toujours cette cacophonie des bêtes métalliques. Elles semblent se multiplier comme de véritables termites. »
- Vieux Banian
- (chuchotant à travers ses branches tapissées de mousse) « Effectivement ».
- Sanglier 1
- (reniflant l’air) « Elles empestent la peur et l’invasion. Elles pavent nos sentiers, déversent de la boue métallifère dans nos cours d’eau, puis nous taxent d’envahisseurs. »
- Mangue
- (Dorée et gorgée de soleil, tombée de son perchoir) « Nous nourrissons, nous abritons, et pourtant ces êtres ne veulent voir que le désastre dans notre danse avec le vent. »
- Mer de Chine méri-dionale
- (Les vagues s’écrasent dans un grondement sourd) « Ils oublient ma fureur. Ils étouffent mon corail avec leurs déchets plastiques, puis poussent des cris d’orfraie lorsque les tempêtes que je déchaîne emportent leur sottise. »
- Sanglier 2
- (Craquement de brindilles) « Ils ne voient que le danger dans notre force, les ténèbres dans notre sagesse. Ils parlent d’abattage, de cages, de nous bannir de notre propre sol. »
- Vieux Banian
- (Voix craquelée) « Ils nous qualifient de menaces, ces êtres de chair qui construisent leurs nids de verre sur nos racines. Ne voient-ils pas que nous sommes les veines de cette île, qui pompent la vie à travers ses os de pierre? »
- Jeune Banian
- (Les racines se tordent comme des serpents) « Nous ne sommes pas des menaces, mais des miroirs. Nous leur révélons les monstres qu’ils sont vraiment, des prédateurs qui dévorent leur propre monde. »
- Mer de Chine méri-dionale
- (Les vagues s’écrasent dangereusement) « Ils me séquestrent dans des monolithes de béton. Moi qui ai bercé leurs ancêtres dans mes courants, on me considère désormais comme un monstre tempétueux. Que leurs tours tremblent devant ma colère. Que leurs rues s’inondent de ma marée montante. Ils apprendront le respect, ou se noieront dans leur arrogance. »
- Mangue
- (Faisant un bond pour se rapprocher) « Qu’ils tremblent. Qu’ils craignent le soleil qui nous mûrit, les racines qui les entourent, les vagues qui reflètent leurs existences fugaces. »
- Sanglier 1
- (Grogne d’indignation) « Ils nous chassent de nos havres verdoyants, transformant les collines d’émeraude en gratte-ciel et en centres commerciaux. Nous, qui avons gardé ces terres avant que le béton n’y pousse, sommes désormais considérés comme des bêtes féroces. »
- Jeune Banian
- (Faisant bruisser ses feuilles) « Ils oublient que ce ne sont pas nous les monstres. Nous sommes les conséquences de leur faim insatiable, de leur besoin incessant de conquête. »
- Mer de Chine méri-dionale
- (fait mousser de l’écume blanche) « Ils ont construit leur ville sur mon dos, mais ils ne peuvent briser mon esprit. Pour chaque mur qu’ils érigeront, je creuserai un nouveau chemin. »
- Mangue
- (avec détermination) « Qu’ils en voient les conséquences! Que nos racines fissurent leur béton, que nos défenses transpercent leurs clôtures, que notre sève inonde leurs rues! »
Un silence tendu s’installe, rompu par la seule plainte du vent. Chaque entité, unie dans la défiance, sait que la bataille est loin d’être terminée. Mais ce soir, sur les pentes balayées par le vent du Victoria Peak, elles ont trouvé une voix, un chœur de défiance qui résonne à travers les canyons de béton de Hong Kong. Alors que les échos s’estompent dans la nuit, les lumières de la ville clignotent tels des yeux effrayés au-dessus des flancs émeraude. Le vent murmure à travers les arbres : un avertissement, une complainte, une promesse.
V. Conclusion
Les scientifiques commencent à peine à comprendre les modes de communication des espèces entre elles et avec les autres. Cette forme de communication va bien au-delà de ce que les êtres humains sont capables de comprendre ou de représenter. L’APi possède une intelligence qui, d’une certaine manière, n’est pas si différente de celle que partagent les autres formes de vie, dans la mesure où elle échappe à l’arrogance orgueilleuse de la compréhension humaine. Dans un sens, cette élusion fonctionne comme un badinage dangereux avec notre propre obsolescence; dans un autre, il renforce l’insignifiance absolue de l’humanité pour la perpétuation de la terre en tant qu’être conscient. Ce qui distingue ou rapproche un APi d’autres formes de vie, ce sont les processus impliqués dans sa formulation. L’intelligence limitée d’un APi, du point de vue de la plupart des êtres humains, réside dans le fait que ces processus sont opaques, tant dans leur logique générative que dans leur mise en œuvre.
Tandis que la sécurité quotidienne trouve son réconfort dans la mise en garde contre les menaces posées par les différentes formes de vie, Hong Kong affronte les défis du changement climatique en se tournant vers la technologie. Le chef de l’exécutif de Hong Kong, John Lee, a apaisé les inquiétudes du public concernant une série d’événements météorologiques extrêmes survenus en 2023 en affirmant que l’« IA » serait utilisée comme un outil essentiel dans la « bataille » contre le changement climatique. En effet, il existe une croyance omniprésente et inébranlable selon laquelle les défis du changement climatique pourraient être surmontés grâce aux probabilités appliquées des solutions guidées par les données. Les gros titres du South China Morning Post (SCMP) illustrent le discours sur la sécurité au quotidien : la technologie apparaît comme un sauveur en puissance qui opère entre les mains expertes de responsables politiques dignes de confiance1. Comme un miroir, ces technologies offrent un confort performatif, des semblants de care mêlés à des protocoles techno-administratifs indisciplinés qui, en définitive, sont au service du capital.
Ces articles de presse du SCMP clarifient une attitude gouvernementale selon laquelle l’APi et ses technologies associées fonctionnent comme des remparts contre les entités naturelles perçues comme des menaces pour la sécurité de la population humaine. Elles assurent une prospérité qui, à son tour, justifie les politiques gouvernementales axées sur la stabilité sociale2. Le fait que le « financement climatique » soit la réponse de Hong Kong témoigne de l’imbrication du capital dans ce care performatif dicté par l’impératif économique. L’urgence de maintenir ce mantra qui prône une croissance sans fin fait obstacle à la possibilité de sa remise en question en tant que cadre de relation avec les différentes formes de vie, qui demeurent soit des ressources, soit des obstacles à l’expansion de la production.
En effet, pour les êtres vivants, la croissance comporte des périodes de fanaison, de décomposition et de repos qui œuvrent elles-mêmes au maintien d’un état dynamique d’épanouissement3. On est loin du monde de la sécurité quotidienne, où la violence liée à la soif de croissance du capitalisme est masquée par une attention factice au bien-être humain et où les autres formes de vie sont réduites à des rôles cartoonesques tout droit sortis d’une fiction télévisée. Tout en reconnaissant l’impossibilité de se mettre à la place de ces autres points de vue, il est toujours utile d’essayer : ne serait-ce que pour se confronter au fait que ces formes de vie – APi, fruits, arbres, sangliers, eau – ne se soucient aucunement de notre sécurité et de notre survie.
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« Des méthodes de haute technologie devraient être mises en œuvre dans la lutte de Hong Kong contre les catastrophes naturelles et le changement climatique, selon le discours politique »; « Les mégadonnées et l’intelligence artificielle devraient être mobilisées par le gouvernement pour optimiser les mesures de lutte contre les catastrophes naturelles et le changement climatique »; « Le chef de l’exécutif de Hong Kong, John Lee, estime que les “restrictions technologiques” ont limité les efforts déployés pour faire face au super typhon Saola et aux précipitations record de septembre »; « Pourquoi un plus grand nombre de personnes souhaitent l’extinction de l’espèce humaine : changement climatique, “singularité” de l’IA et fusion avec un flux de données cosmiques »; « Comment la technologie numérique peut révolutionner les industries hongkongaises dans la lutte contre le changement climatique »; « Pourquoi Hong Kong pourrait apporter la réponse au besoin urgent de financement climatique au niveau mondial ». ↩
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Depuis l’occupation coloniale britannique, la « prospérité et la stabilité » constituent la principale formule de légitimation des gouvernements. Consulter John D. Wong, « Constructing the Legitimacy of Governance in Hong Kong: “Prosperity and Stability” Meets “Democracy and Freedom” », Asian Studies 81, no. 1, 2022, 43-61. ↩
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Pour en lire davantage sur les « autres natures » qui prolifèrent dans les espaces urbains, consulter Matthew Gandy, Natura Urbana: Ecological Constellations in Urban Space, Cambridge, MA: MIT Press, 2022. ↩
Cet article a été traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.