Jouer la carte de la sécurité
Delara Rahim, Francisco Brown, Jimmy Pan et Angie Door sur la création des sujets jouant et des aires de jeux
Sujets jouant
« Un changement de paradigme a fait naître le postulat qu’une vie d’enfant devait être faite d’innocence et de dépendance1. »
Les aires de jeux d’aujourd’hui sont une invention de l’ère industrielle. Des créatures à tenons, cordes et tubes, elles imitent ironiquement les chaînes de montage, mais elles façonnent l’enfance au lieu du capital. Quand les enfants n’ont plus eu la possibilité de travailler sur les chaînes de production en Europe et en Amérique du Nord, ils se sont précipités sur de nouveaux mécanismes de jeu. Ces premiers engins étaient d’abord axés sur les sensations fortes et péchaient gravement par manque de sécurité.
-
« Victorian Concepts of Childhood », B.C. Protestant Orphan’s Home, département d’histoire de l’Université de Victoria, dernière modification en 2007, https://web.uvic.ca/vv/student/orphans/childhood.html ↩
Une structure haute d’un étage ou deux supporte des balançoires que les enfants propulsent pour qu’elles montent tout aussi loin dans les airs. De chaque côté, des échelles mènent au sommet, où l’on peut se percher en instabilité pour contempler sa ville avant de glisser sur plusieurs mètres jusqu’au sol le long d’un des poteaux de soutien.
Dans le schéma no 4 084 812 du U.S. Patent Office (office américain des brevets), on voit trois balançoires suspendues à une structure triangulaire, toutes orientées pour osciller vers le centre de cette dernière. Étonnamment, le texte du brevet précise que le fait d’avoir toutes les balançoires légèrement inclinées l’une vers l’autre est beaucoup plus sécuritaire qu’autrement. Un ballon est fixé au centre du cadre pour être frappé du pied au point culminant de chaque balancement. Dans ces deux exemples, le risque est le corollaire pernicieux de l’amusement.
Avec l’avènement du XXIe siècle, nous observons l’émergence d’une approche de « sécurité d’abord » qui va refroidir les velléités de conception physique dans les diagrammes et descriptions du U.S. Patent Office. Si l’on en croit le numéro de 2015 de l’International Journal of Environmental Research and Public Health, six catégories de jeux extérieurs à risque déterminent le succès de l’aire de jeux : grandes hauteurs, vitesse importante, appareils dangereux, éléments périlleux, jeux turbulents, où l’on peut se perdre ou à potentiel de « disparaître1 ».
Des espaces qui autrefois permettaient aux plus jeunes de repousser les limites du mouvement et du regroupement ont progressivement glissé vers des zones très normatives, limitant les élans sensoriels et explorateurs du jeu. Les aires de jeux ne sont pas les seuls endroits où les préoccupations de sécurité vont servir d’outil pour contrôler l’espace public. Le retrait des « objets dangereux » est souvent une tactique paternaliste employée dans l’espace public sous couvert d’innocuité. Dans l’exemple de la politique « arrêter et fouiller » de la Ville de New York, la police va intercepter des personnes dans la rue, soi-disant pour trouver des objets constituant des preuves de la commission d’un délit. Pourtant, au plus fort de cette pratique en 2011, le Gothamist rapporte que « près de 90 % de ces interventions ne débouchent sur aucun indice d’infraction », ce qui fait de ces fouilles une atteinte à la vie privée et un spectacle sécuritaire plutôt qu’une méthode efficace2.
Cette mise en scène de la sécurité dicte tout autant la conception des aires de jeux. Pour faire écho à « la question du sujet » de Foucault, les enfants se muent en sujets jouant en intériorisant les limites et règles de l’aire de jeux comme étant celles de la vie3. Le sujet de Foucault est moulé par des structures de valeurs codifiées d’institutions telles que l’Église, l’État, l’école et les dominations stratifiées de la race, de la classe sociale et du genre. Le terrain de jeux s’inscrit à l’intérieur et à l’extérieur de ces entités (textuellement) et symbolise les ironies flagrantes départageant qui et ce qui est présenté comme sûr ou, au contraire, dangereux. Avec des aires de jeux où tout risque apparent est atténué (plus proche du sol! sol meuble!), les enfants ne pratiquent pas l’interaction avec le monde extérieur et, sans doute, la conséquence est-elle qu’ils intègrent l’idée que ce monde non seulement attend d’eux moins d’engagement, de créativité et de pensée critique, mais l’exige même. Dans un sens, cela remet au goût du jour l’adage « les enfants d’aujourd’hui se ramollissent! », mais pris dans l’acception inverse. Les enfants ne devraient pas instaurer la violence réciproque pour préserver les états de pouvoir de genre/race/classe/aptitude, mais ils devraient plutôt apprendre à les remettre en cause par la liberté de poser des questions et, si l’on peut dire, d’innover tout autour d’eux.
La sécurité est passée d’une question secondaire à un objectif essentiel, afin que les enfants deviennent des adultes timorés et complaisants.
-
Mariana Brussoni et coll., « What is the Relationship between Risky Outdoor Play and Health in Children? A Systematic Review », International Journal of Environmental Research and Public Health, vol. 12 (8 juin 2015), p. 6425, ION ↩
-
Samantha Max, « Stop and frisk in NYC a decade after historic court ruling », Gothamist, 12 août 2023, https://gothamist.com/news/stop-and-frisk-in-nyc-a-decade-after-historic-court-ruling. ↩
-
Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir » (1982; repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, pp. 1041-1062). ↩
Espace sûr
La question de la sécurité réglée, les enfants ne se blessent plus jamais dans les aires de jeux1.
Les aires de jeux contemporaines sont planifiées au millimètre près, et de grands efforts sont consentis pour façonner des espaces ludiques ne causant aucune lésion corporelle. Cette « mise sous l’éteignoir » de l’exaltation victorienne consiste à tourner le dos aux concepts du passé où le risque était un ingrédient pour aboutir à des typologies de jeu standardisées qui sont la norme aujourd’hui.
-
John Tierney, « Can a Playground Be Too Safe? », The New York Times, 18 juillet 2011, https://www.nytimes.com/2011/07/19/science/19tierney.html. ↩
Ce processus d’élimination jusqu’à l’engourdissement, mené sur des décennies, s’illustre bien en reprenant nos premières études de cas et en isolant tout ce qui a déclenché une alerte. Dans une photographie d’un équipement de jeu prise à Dallas dans 1900, différents modes d’analyse scientifique révèlent différents motifs d’inquiétude. Une modélisation au détecteur thermique montre des barres et des échelles en acier chauffées à blanc sous le soleil d’été – brûlures garanties! Les barres, d’un étage de haut, sans rien en-dessous sinon de l’herbe, présentent des risques de chute assez sérieuses pour causer une fracture de la cheville ou pire encore. La rouille s’accumule aux aboutements, le tétanos guettant tout genou écorché.
Le paysage aujourd’hui homogénéisé des espaces publics d’amusement a jugulé ces risques par des caractéristiques évidentes et facilement observables : une limite balisée en matières souples, des objets de jeu enrobés de plastique, peu d’emploi de matériaux naturels. Par ailleurs, cette standardisation soulève des questions quant aux incidences en matière de progression comportementale et de réussite développementale. Lorsqu’on analyse le contexte historique des aires de jeux en Occident, force est de constater que les structures diversifiées, démesurées et multifonctionnelles du passé ont laissé place à des équipements à risque faible, uniformes et produits à la chaîne.
La question de la sécurité physique a en apparence été complètement réglée dans les aires de jeux contemporaines. Il existe maintenant des normes ASTM pour des choses comme (F1487) l’équipement d’aires de jeux à usage public et (F2075) la fibre de bois, ainsi que des normes américaines de sécurité des consommateurs pour la sûreté des terrains de jeux publics1. Il y a, pourtant, un autre danger insaisissable inhérent aux matériaux et environnements de ces zones cloisonnées. Les éléments de base du jeu – balançoires, glissoires, bascules et superstructures – sont passés d’objets en acier, bois et caoutchouc à des moulages et revêtements à base de pétrole.
Ce changement nécessite que nous étudiions ces évolutions conceptuelles délibérées et leur rapport au risque, en cherchant à savoir pourquoi des éléments autrefois considérés comme essentiels, les bacs à sable par exemple, se sont vu restreindre dans les projets publics, et comment la relation changeante avec les matériaux synthétiques a un effet sur la sécurité. Comme l’écrivait Cornelia Oberlander en 1978, « les zones de sable représentent le matériel de jeu le plus polyvalent, renouvelable, bon marché et “naturel”. Actuellement, nous sommes trop obnubilés par l’hygiène pour utiliser ce matériau élémentaire plus fréquemment. Avec une telle attitude, nous privons tous nos enfants d’une expérience de jeu-apprentissage et ne les préparons pas au cycle travail-loisirs qui sera un jour leur réalité2 ».
-
U.S Consumer Product Safety Commission et KaBOOM!, “Is your public playground a safe place to play?”, U.S Consumer Product Safety Commission Public Playground Safety Checklist, https://www.cpsc.gov/safety-education/safety-guides/playgrounds/public-playground-safety-checklist ↩
-
Cornelia Hahn Oberlander, « The Magic of Sand-Indoors and Out », dans Cornelia Hahn Oberlander on Pedagogical Playgrounds, Montréal, Centre Canadien d’Architecture et Concordia University Press, 2023, https://press.library.concordia.ca/read/cornelia-hahn-oberlander-on-pedagogical-playgrounds/section/bd2eeb4f-f5d8-40c8-bb66-091bea57ce97. ↩
Définir la sécurité est vain – juste alors qu’on croyait l’espace de jeu devenu totalement sûr sous l’effet des actions en justice, le mal se raffine1. L’analyse scientifique révèle des risques autrefois passés sous le radar, du lessivage des matériaux aux virus en passant par les mécanismes thermiques, traçant une nouvelle ligne de sécurité que même les contentieux ne peuvent pleinement cerner. Comme avec un kaléidoscope, nous avons fait tourner entre nos mains ces jeux contemporains « sécuritaires » et la documentation connexe, trouvant à chaque rotation de nouveaux vecteurs de danger.
-
« Boy Injured On Slide Gets $9.5 Million », The Chicago Tribune, 15 janvier 1985, https://www.chicagotribune.com/1985/01/15/boy-injured-on-slide-gets-95-million/ ↩
De nouvelles façons de jouer
Les enfants veulent une forme de danger dans leurs aires de jeu, qu’il soit naturel ou conçu. Et si les limites de la prise de risque étaient déterminées par les sujets jouant eux-mêmes? Pour tracer les contours d’un futur ludique qui nourrirait leurs élans de curiosité, d’exigence, d’aspirations, d’esprit critique et de non-conformisme, nous avons élaboré une panoplie de risques non linéaire, non normative – une trousse à outils de design périlleux. Inspirés par les pochoirs techniques standards de dessin d’architecture, qui mènent à l’uniformisation des éléments d’aires de jeux, nous avons imaginé une matrice indistincte pour des modules ludiques fondés sur les catégories de prise de risque durant le jeu. Contrepied à la notion de terrain de jeu sécurisé, la trousse prend en compte l’interaction entre plusieurs corps dans le jeu et les textures, chorégraphies et souvenirs propres à ce dernier. La pléiade hasardeuse des possibilités offertes par la trousse à outils a le potentiel de faire progresser chez de nouveaux sujets l’exercice d’une véritable agentivité quant à leur sens du risque et de la gratification.
Le terrain de jeu contemporain, carré clôturé d’espace public agrémenté de structures en plastique bigarrées et de pavés en sous-produits du pétrole, est le creuset de récits complexes et, en fin de compte, l’espace qui forme et façonne les comportements des enfants. Le design de ces espaces, aux modules de jeu et matériaux universels, est intrinsèquement guidé par son rapport à la prise de risques. Les structures normalisées que l’on retrouve dans toutes ces aires sont conçues autour du caractère « hasardeux » des activités en plein air, pour faire la part belle aux grandes hauteurs, aux vitesses importantes, à l’utilisation d’appareils dangereux, à l’exposition aux éléments périlleux, aux jeux turbulents, à la possibilité de se perdre ou même au potentiel de « disparaître ». Pourtant, ces intentions sont souvent diluées par le contrôle et la standardisation imposés à de tels espaces, inspirés par une obsession pour la sécurité qui, fondamentalement, subvertit l’idée d’aire de jeux dans ce qu’elle a de plus profond.
Dans ces endroits normalisés, l’innocuité perçue du design a priorité sur la prise de risques. De tels compromis remettent en question les définitions vagues de la sécurité et du contrôle, et selon David Ball, professeur de gestion des risques à l’université Middlesex de Londres, « il n’y a pas de preuve évidente que les mesures de sécurité sur les terrains de jeux ont réduit le risque moyen sur les terrains de jeux ». Il ajoute que « le risque de certaines blessures, comme les longues fractures du bras, a en fait augmenté après l’introduction de surfaces plus souples sur les terrains de jeu en Grande-Bretagne et en Australie ».1 La sécurité perçue est en fin de compte une mesure suspecte, que ce soit par sa préoccupation sincère pour les blessures ou par son intérêt caché pour le contrôle. Existe-t-il un autre avenir, où les normes de conception pourraient être redéfinies et où le pouvoir serait redonné aux sujets de jeu – les enfants eux-mêmes?
-
Tierney, « Can a Playground Be Too Safe? » ↩
Cet article a été traduit de l’anglais par Frédéric Dupuy.