Avez-vous peur dans le noir?
Zainab Marvi sur la façon dont les superstitions régissent l’expérience urbaine des femmes à Karachi
Sur un groupe Facebook réservé aux femmes pakistanaises, baptisé CreepyQorma (dérivé de Creepypasta, une expression englobant les histoires d’horreur partagées par les internautes, et de qorma, un ragoût à base de viande préparé au Pakistan), les membres échangent des histoires effrayantes, relatent des rencontres avec des fantômes et discutent de phénomènes étranges et inexpliqués. Voici quelques-unes des croyances superstitieuses liées à l’espace urbain exprimées par les participantes de ce groupe :
– À l’heure du Maghrib, au coucher du soleil, les entités maléfiques gagnent en puissance et s’approchent des zones habitées. Il est donc recommandé de ne pas sortir à cette heure-là et de veiller à ce que les enfants restent à l’intérieur.
– Si vous croisez un os, un morceau de viande ou même une flaque d’eau sur votre chemin, ne l’écartez pas d’un coup de pied ou ne l’enjambez pas ; changez plutôt de chemin ou passez à côté.
– Les femmes devraient éviter de sortir la nuit avec des cheveux mouillés ou non attachés, et de marcher sous les arbres après la tombée de la nuit.
– Les jeunes filles ne devraient pas porter un parfum trop prononcé à l’extérieur, surtout à proximité des arbres.
– Évitez de prononcer le mot « djinn » (entité surnaturelle capable de prendre diverses formes terrestres), car cela pourrait les attirer et les inciter à vous écouter.
Les superstitions au Pakistan sont variées et liées à de multiples objets, phénomènes culturels et traditions populaires. À Karachi, elles touchent aussi bien les objets domestiques que le fameux chat noir traversant un trottoir. Par exemple, un jharoo [balai] posé à la verticale dans un coin ou le fait de sauter par-dessus est perçu comme un présage de querelle à venir. Si un malheur personnel survient, il est souvent attribué à une personne qui nous a jeté le mauvais œil. Le croassement répétitif d’un corbeau sur le toit d’une maison signale l’arrivée imminente de convives, d’une bénédiction ou d’une bonne fortune, et doit être accueillie à bras ouverts. Ces superstitions englobent un ensemble d’attitudes, de présages et de croyances que de nombreuses personnes vivant à Karachi estiment être le fruit de l’ignorance et d’un manque de savoir. Pour beaucoup, les superstitions permettent de prendre des décisions qui peuvent sembler irrationnelles. Pour les personnes qui n’y croient pas. Pourtant, elles organisent des normes sociales communes au sein des communautés et sont respectées sur la base de niveaux partagés d’acceptation sociale.
Au Pakistan, les superstitions sont aussi désignées par les termes wehmi baatain, riwayat, contes de bonne femme, légendes urbaines ou mythes. Une différence essentielle distingue les superstitions des mythes, malgré leur apparente corrélation : les premières relèvent de croyances paranormales, enracinées dans des influences, des peurs et des pratiques surnaturelles, tandis que les seconds sont des récits traditionnels intégrant des éléments surnaturels et parfois porteurs de leçons morales. Dans une société majoritairement islamique comme celle du Pakistan, les croyances religieuses s’entrelacent avec les superstitions, s’intégrant au tissu culturel. À Karachi, la plus grande ville du pays, la coexistence de multiples ethnies, religions et pratiques culturelles contribue à façonner ces traditions. La riche tradition orale joue un rôle central dans la préservation de ces croyances. De génération en génération, les femmes entendent, dès leur plus jeune âge, les avertissements formulés par les personnes plus âgées, accompagnés de mises en garde contre certaines situations.
Les mythes et les superstitions, qu’ils soient perçus comme réels ou imaginaires, continuent de régir les déplacements des femmes dans les espaces urbains. Par exemple, des règles strictes guident les femmes enceintes pendant les éclipses lunaires et solaires, limitant leurs mouvements et actions. Elles ne peuvent pas quitter la maison ou utiliser des objets métalliques, entre autres interdictions. La mobilité restreinte des femmes dans leur environnement du fait de croyances superstitieuses relève-t-elle d’une construction patriarcale? Ces pratiques reposent-elles sur une part de vérité, ou bien la peur de l’inconnu est-elle instrumentalisée pour policer les femmes? Quels obstacles à leur sécurité en découlent? En interrogeant la relation entre la ville, les corps genrés et les croyances qui les gouvernent, il est possible de repenser la notion de sécurité dans l’environnement bâti comme une condition à la fois psychoculturelle et physique.
Après Maghrib
J’ai discuté avec treize femmes musulmanes âgées de 20 à 66 ans vivant à Karachi, de leurs expériences liées aux superstitions et à la sécurité. Les plus jeunes étaient étudiantes à la University of Karachi (KU). En abordant le sujet des superstitions, en particulier celles qui concernent la sécurité dans les espaces publics, la conversation s’est rapidement orientée dans des directions multiples et parfois contradictoires. Contrairement à mes attentes, les plus jeunes ont rapidement exprimé leur mépris pour ces croyances. Hira, Sharmeen et Nyla ont affirmé ne pas y croire et ne s’y être jamais intéressées. Mes interlocutrices estiment que les superstitions naissent de l’ignorance ; en effet, elles sont souvent considérées à tort comme suivies par les personnes ayant un faible niveau d’éducation. Néanmoins, elles continuent à adopter des précautions pour avoir l’esprit tranquille, allant parfois jusqu’à accorder de la crédibilité à certaines superstitions à la suite d’expériences personnelles. Darakshan explique que même si elle n’accorde pas d’importance aux superstitions, « certaines choses sont gênantes quand on ne les suit pas ». Ce tiraillement entre logique et expérience joue un rôle essentiel dans la manière dont ces femmes perçoivent la ville et s’y déplacent. Quelles peurs émergent lorsqu’elles évoluent dans des espaces publics? Comment le conditionnement social structure-t-il leur expérience de la sécurité, voire génère-t-il de nouvelles superstitions?
Une ville n’est pas qu’un assemblage de briques, de mortier et de béton, c’est une entité vivante, en constante évolution, vibrante de vie et d’émotions. En examinant la vie quotidienne des femmes à Karachi, le nombre d’entre elles qui ont déclaré craindre pour leur sécurité dans les espaces urbains dépasse de loin les préoccupations similaires exprimées par les hommes. Les urbanistes recensent des caractéristiques physiques de la ville particulièrement redoutées par les femmes : « faible possibilité de fuite, manque d’entretien, végétation dense, éclairage insuffisant, chemins, ruelles, arrêts de bus, parkings et tunnels », entre autres1. La peur agit comme une forme de contrôle social ; en leur inculquant de manière répétée les dangers qu’elles encourent si elles se trouvent seules dans l’espace public, la peur bride et entrave leur indépendance et leur mobilité. Par exemple, au Pakistan et dans toute l’Asie du Sud, il est courant d’apprendre aux femmes dès leur plus jeune âge à éviter de sortir après le Maghrib (coucher du soleil), jugé trop risqué. Cette peur est instrumentalisée pour manipuler leur autonomie, conduisant à leur exclusion des activités urbaines nocturnes, autant sur le plan spatial que social. La respectabilité et l’honneur familial jouent également un rôle clé dans leur conditionnement social et spatial : on leur répète régulièrement que « les filles de familles respectables ne sortent pas la nuit ». Hira et Nyla, issues de familles conservatrices, n’ont pas le droit de sortir après Maghrib, averties qu’« il est dangereux d’être dehors la nuit ». Hira accepte cette restriction, convaincue par les récits fréquents de crimes nocturnes perpétrés contre les femmes2. En revanche, Mansha et Adeeba se retrouvent souvent entre amies après Maghrib. Cela dit, Mansha respecte le couvre-feu fixé par son père, notant que « les fantômes ne nous effraient pas, ces restrictions existent à cause des hommes ».
La mentalité de la famille de Sharmeen se distingue par un soutien ferme à l’autonomie des femmes, lui permettant de se déplacer librement, à tout heure, sur sa moto3. Un soir, alors qu’elle roulait, une étudiante lui demande de la raccompagner. Sharmeen, étant seule, refuse et poursuit sa route. Quelques kilomètres plus loin, elle croise à nouveau la même étudiante qui lui réitère sa demande. Une peur terrible la saisit : il n’est pas humainement possible que la jeune fille ait marché aussi vite, sans qu’elle s’en aperçoive. Cette histoire a orienté la conversation vers des expériences plus intangibles et inexpliquées. Hira et Nyla, qui ont entendu parler de nombreux incidents paranormaux à la University of Karachi, reconnaissent qu’elles ne leur avaient jamais accordé de crédit jusqu’à ce que Sharmeen en soit témoin. Elles ont acquiescé lorsque Nyla a affirmé simplement qu’une sunsaan jagah, une expression souvent utilisée pour désigner un endroit désert ou désolé, suppose par défaut la présence de djinns. Dans la cosmologie islamique, les djinns constituent une race distincte, créée par Allah à partir d’un feu sans fumée. Invisibles aux yeux humains, ils appartiennent au royaume de l’invisible, mais peuvent se déplacer entre leur monde et le nôtre. Comme les êtres humains, les djinns sont dotés d’un libre arbitre et peuvent être bons et mauvais. Leurs structures sociales, dit-on, reflètent celles du monde humain, témoignant ainsi de leur existence parallèle et complexe4.
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Kristen Day, « Feminist approaches to urban design », Urban Design: Roots, Influences, and Trends. Companion to Urban Design, T. Banerjee et A. Loukaitou-Sideris (dirs.), Routledge, 2001, 155. ↩
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Dans une étude réalisée en 2023, plus de 79 % des femmes vivant à Karachi ont déclaré avoir été victimes de harcèlement sexuel. Saba Ghizali et Dr. Naila Usman, « Public Place Sexual Harassment Experiences Faced by Karachi Women », Journal of Positive School Psychology vol. 7, no. 5, 2023, 1194-1206. ↩
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Conduire une moto n’est pas une pratique culturelle courante pour les femmes, bien qu’il s’agisse d’un mode de transport très répandu. Toutefois, les choses changent peu à peu, de plus en plus de femmes karachites décident de se déplacer en moto ou en scooter, défiant ainsi les normes et redéfinissant la mobilité. ↩
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Ali A. Olomi, « Jinn in the Qur’an », dans The Routledge Companion to the Qur’an, George Archer, Maria M. Dakake et Daniel A. Madigan (dirs.), Routledge, 2021, 141-151. ↩
Ces témoignages de première main sur la sécurité publique des femmes la nuit brouillent la frontière entre vérité et fiction. Une autre interlocutrice explique croire en l’existence des djinns, mais ne pas y penser constamment lorsqu’elle sort : « Je crois que ces esprits attaquent les personnes dont la foi est fragile ou qui ont peur. Si quelque chose (un lieu ou une situation) me donne une impression négative, je récite toujours l’Ayat-Al-Kursi. De plus, je travaille, et je n’ai le temps de retrouver mes proches qu’après le Maghrib. Si je commence à m’inquiéter de tout, je finirai isolée chez moi. Tout le monde croit à l’existence des djinns, mais je n’ai vu personne éviter de sortir à l’heure du Maghrib ou réciter des du’a en sortant ». Le du’a, acte d’adoration et pratique spirituelle islamique, permet aux personnes musulmanes de solliciter l’aide, les conseils ou les bénédictions de Dieu par une supplication personnelle. Contrairement aux prières formelles, le du’a est informel et peut être récité à tout moment et en tout lieu, offrant ainsi une protection contre les maux terrestre et les maléfices invisibles.
Fait intéressant, Nilofar, une professionnelle retraitée de 66 ans, ne sort pas à l’heure du Maghrib, mais n’hésite pas à le faire plus tard. Elle attend la fin de l’Adhan (appel à la prière) et finit de réciter son Salat Maghrib (prière du soir) avant de sortir. Elle s’assure également que toutes les portes et les fenêtres de sa maison sont bien verrouillées, convaincue que les mauvais esprits profitent de ce moment pour virevolter et tenter de chercher refuge dans les espaces intérieurs et protégés pendant l’Adhan. Pour Nilofar, le Maghrib est un moment critique, marquant la transition vers la nuit et l’arrivée de l’inconnu. « Il vaut mieux rester chez soi », affirme-t-elle, « mais si l’on doit absolument sortir au moment de l’Adhan, il est alors impératif de réciter des du’a pour se protéger ».
En revanche, Ayesha, une éducatrice de 51 ans, a un point de vue différent sur les croyances superstitieuses, qu’elle associe à des intuitions innées chez les femmes. Elle explique : « Je suis superstitieuse et beaucoup de mes décisions sont guidées par l’instinct. Mon intuition est toujours en alerte dans les espaces publics ». Elle mentionne le fait que les jeunes filles apprennent dès leur plus jeune âge à ne pas sortir seules, une pratique culturelle plutôt que religieuse ; en effet, les femmes ne se sentent pas en sécurité dans les lieux publics en raison des impositions culturelles sur leurs comportements. Bien qu’elle reconnaisse que la plupart des superstitions relèvent de constructions patriarcales, elle nuance en affirmant que beaucoup des familles pakistanaises inculquent ces croyances à leurs filles par sincère souci de protection et non nécessairement dans le cadre d’une éducation autoritaire. « La situation à l’extérieur est dangereuse. Nous portons en nous cette peur à chaque fois que nous franchissons le seuil de la maison. Nous ne pouvons jamais nous en débarrasser, qu’elle soit transmise par notre père ou par la société elle-même. »
Arbres et djinns
Dans The Weird and the Eerie [traduit en français sous le titre Par-delà étrange et familier], Mark Fisher analyse la tension déconcertante entre absences et présences. En associant l’étrangeté inquiétante à des espaces extérieurs dépourvus de présence humaine et terrestre, Fisher interroge : « Pourquoi y a-t-il quelque chose ici quand il ne devrait rien y avoir? Pourquoi n’y a-t-il rien quand il devrait y avoir quelque chose? »1 En effet, qui – ou quoi – détermine ces absences et présences étranges? Ayesha mentionne que le quartier dans lequel elle vit est réputé pour ses braquages et ses cambriolages, bien que sa rue soit centrale et bien éclairée. Les personnes qui y habitent ont installé des alarmes de voiture, certaines ont engagé des agents de sécurité et d’autres se sont abonnées aux services de sécurité du CPLC (Citizens Police Liaison Committee), lequel met à disposition une camionnette effectuant des rondes régulières. Pourtant, malgré les mesures de sécurité rigoureuses mises en place, une fois l’école terminée et la nuit tombée, le quartier se vide : « À 19 heures, on a l’impression qu’il est 3 heures du matin », explique Ayesha. « C’est très calme et paisible, mais en même temps extrêmement sinistre ». Bien qu’elle-même ne ressente pas de peur, ses convives lui ont confié avoir trouvé l’atmosphère inquiétante et étrange, et se hâtent de sortir de leur voiture pour entrer rapidement dans sa maison.
Superstitions et obscurité nocturne vont de pair avec l’inconnu et l’étrangeté inquiétante. Au Pakistan, les jeunes filles et les femmes sont traditionnellement priées de rester à l’intérieur une fois la nuit tombée. Si elles doivent sortir, elles reçoivent des recommandations précises : éviter les parfums puissants, ne pas détacher leurs cheveux et surtout, ne pas marcher sous les arbres la nuit. Ces derniers sont perçus comme des refuges nocturnes pour les entités surnaturelles. Nilofar précise que se promener sous les arbres pendant la journée est acceptable, mais qu’à l’approche de l’obscurité, ces entités se dispersent pour s’installer dans des arbres veeran et ghaney [désolés et denses] où elles trouvent un abri pour la nuit. Elles remplacent par leur présence l’absence créée par l’obscurité. Les arbres Neem et Peepal, espèces indigènes à Karachi, sont réputés accueillir un plus grand nombre de djinns que les autres arbres.
Zonash explique qu’elle se couvre la tête pour se protéger des bura saya (ombres maléfiques) si elle doit sortir après le Maghrib, mais n’adopte pas d’autres précautions particulières. Mansha et Adeeba ont reçu le même conseil, précisant que, concrètement, il est pratiquement impossible d’éviter de marcher sous les arbres. Si un arbre se trouve sur leur chemin, elles ne vont pas changer d’itinéraire (raste main tou ayega, hum avoid nahi karte). Nilofar déplore que la nouvelle génération ait tendance à ignorer ces croyances, avertissant que « la jeune génération n’écoute pas et ne comprend plus. Elle devrait prendre ces précautions ». Selon elle, il faut éviter de se promener seule la nuit : « deux paires d’yeux valent mieux qu’une ».
Au Pakistan, les arbres anciens considérés comme hantés, occupent une place qui dépasse les simples superstitions nocturnes. Ces arbres qui existent depuis plus d’un siècle sont les dépositaires d’un riche patrimoine d’histoires. Au fil du temps, on leur a attribué la particularité d’abriter beaucoup de ces entités surnaturelles, aussi est-il déconseillé de les abattre ou de les détruire, sous peine d’entraîner des conséquences terribles. Nilofar raconte comment une famille s’est retrouvée dans une situation financière catastrophique et a connu des morts tragiques après avoir ignoré la recommandation de ne pas abattre un vieil arbre sur le terrain où elle construisait sa nouvelle maison.
Si l’étrangeté inquiétante témoigne d’une relation trouble entre l’absence et la présence dans les environnements spatiaux et sociaux, peut-on considérer que l’instrumentalisation de ces récits, en tant qu’outils de protection, permet aux femmes d’exercer une forme d’agentivité sur leur sécurité dans ces espaces?
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Mark Fisher, Par-delà étrange et familier, traduit de l’anglais par Julien Guazzini,coll. HZ, Sans Soleil, Genève, Marseille, Paris, 2024. ↩
Se mouvoir dans les rues : des apparitions terrifiantes à l’agentivité
Ce tweet, récemment devenu viral au Pakistan, bien qu’amusant, met en évidence une forme répandue de harcèlement de rue. De nombreux hommes, proposent de raccompagner des femmes qui marchent seules, sans que celles-ci aient sollicité leur aide. Mais ce tweet en dit long sur la corrélation entre la sécurité et la mobilité des femmes pakistanaises et leur penchant apparent pour la croyance en des êtres et des phénomènes surnaturels. Il s’agit également d’un geste subversif : pour un instant, les femmes détournent la peur et les superstitions, les mobilisant pour effrayer les hommes dans l’espace public. Pourtant, alors qu’elles craignent les agressions physiques, les hommes ont peur des femmes uniquement lorsqu’elles apparaissent sous forme de fantôme ou de churail (sorcière) dans l’espace public1.
Les règles de sécurité destinées à nous protéger reposent sur des normes et réglementations bien définies. Les habitudes, les comportements et les rituels s’enracinent à leur tour dans les notions de protection et d’autoconservation. Lors de mes conversations avec des femmes sur les superstitions et la sécurité, un thème récurrent a émergé : l’autoprotection assurée par la religion et la prière. Beaucoup d’entre elles considèrent l’Ayat Al-Kursi comme un du’a offert par Dieu pour leur sécurité et sont convaincues que si elles ne le récitent pas quotidiennement, un incident risque inévitablement de se produire. De nombreuses autres prières préventives sont perçues comme autant de « mesures de sécurité ». Les deux femmes musulmanes les récitent avant de sortir pour se protéger des êtres de ce monde et d’ailleurs. Elles sont persuadées que le pouvoir de ces du’a est immense et qu’il peut prévenir tous les maux, à l’exception de la mort. La communauté musulmane exprime sa foi et sa confiance en Allah, confiante en sa capacité à la protéger de tout danger dans les situations publiques.
Dans sa recherche sur l’interrelation entre le stress, les superstitions et la religion, Siobhan Roddy met en évidence comment les superstitions tendent à se répandre davantage dans des situations de stress, offrant un mécanisme d’adaptation pour renforcer le sentiment de sécurité2. Elle souligne également l’imbrication des croyances et pratiques religieuses et superstitieuses, qui relèvent toutes deux du domaine du miraculeux, au-delà du monde physique. Les croyances superstitieuses et les pratiques religieuses sont des mécanismes qui désamorcent les situations angoissantes et procurent une illusion de contrôle sur les résultats et les circonstances imprévisibles en transférant le fardeau du pouvoir à une entité immatérielle. Elles procurent une forme similaire de sécurité existentielle, tout en fonctionnant comme des opposés : les prières de protection sont souvent invoquées pour contrecarrer les conséquences négatives associées aux superstitions.
En examinant les mécanismes que nous avons créés et les histoires que nous nous racontons pour évoluer dans le monde, les superstitions liées à la sécurité constituent l’un des moyens de donner un sens à notre réalité vécue. Ces croyances, enracinées dans la religion, la culture ou l’expérience personnelle, traduisent un désir commun de réconfort et de volonté d’agir face à l’incertitude. Au-delà des codes et des règles de sécurité, les superstitions, les mythes et les rituels suscitent une forme de construction d’un univers par lequel les individus et les communautés co-créent des conceptions partagées en matière de sécurité, façonnant ainsi les espaces urbains qu’ils habitent.
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Ahsan Kayani, Judy Fleiter et Mark King, « Superstitious beliefs and practices in Pakistan: Implications for road safety », Journal of the Australasian College of Road Safety 28, no. 3, 2017, 22-29. ↩
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Siobhan Roddy, « The effects of superstition on stress levels and the relationship between superstition and religion », Thèse de master, University of Chester, 2016. ↩
Traduction de l’anglais par Gauthier Lesturgie.