Escalade d’engagement
Shane Reiner-Roth retrace le développement de l'infrastructure autoroutière de Los Angeles
En 1900, dix hommes d’affaires de Los Angeles signent les Articles of Incorporation for the Automobile Club of Southern California (ACSC) [statuts de la société du club automobile de Californie du Sud]. À la fin de cette année-là, plusieurs clubs automobiles sont créés dans tout le pays par et pour les propriétaires de seulement 4 192 voitures. À Los Angeles, ce nombre est en comparaison infiniment petit. Au cours de ses trois premières années d’existence, le club ne compte que quinze membres, ce qui en fait à ses prémices un cercle social peu enclin à militer pour la réglementation de la construction de routes municipales. Néanmoins, avec certains des propriétaires fonciers et industriels les plus puissants de Californie du Sud au sein de son personnel et de son conseil d’administration – notamment Harry Chandler, George Allen Hancock et William G. Kerckhoff – l’ACSC est rapidement en mesure d’influencer la centralisation de Los Angeles en qualité de centre économique national, permettant ainsi à l’automobile de devenir l’instrument de reconstruction de la ville en tant qu’objet économique.
La promotion acharnée [boosterisme] qui occupe le club fait rapidement de l’organisation une victime de son propre succès. En 1920, Los Angeles devient la ville des États-Unis qui compte le plus grand nombre d’accidents mortels liés à l’automobile. Chaque jour de la semaine, plus de 20 000 voitures se disputent la voie publique avec les bicyclettes, les calèches, les tramways et les personnes à pied dans les rues étroites du centre-ville de Los Angeles, récemment classé « Congested District » [« quartier engorgé »]. Ses rues ayant été tracées plus de trente ans avant l’arrivée de l’automobile, il s’est vite retrouvé saturé par les mouvements disparates des différents modes de déplacement, chacun étant guidé par ses propres principes de régulation. Là où les tramways circulaient selon des horaires précis le long de voies prévues à cet effet et où les personnes piétonnes bravaient les rues avant l’installation de signalisations officielles, l’individualisme de l’automobilisme représente une menace apparente pour la santé physique et économique de la ville.
En avril de cette année-là, le conseil municipal met en place une interdiction de stationnement pendant les heures de bureau afin de permettre à d’autres modes de transport de se réapproprier l’espace tout en minimisant la présence des voitures dans le centre-ville. Cependant, quelques jours après son adoption, l’arrêté a pour effet négatif de dépouiller le centre-ville de la quasi-totalité de son activité commerciale. La stagnation apparente des flux de capitaux vers le centre économique de la ville offre à l’ACSC l’occasion idéale de renforcer son action en faveur de la présence automobile dans la ville. En novembre 1920, le Club confie à son ingénieur en chef J.B. Lippincott la mission de produire ce que le magazine Touring Topics considère comme « probablement l’étude la plus complète des conditions de circulation jamais réalisée dans l’ouest »1. Il s’agit vraisemblablement de la première enquête d’envergure sur la circulation dans le pays, avec pour ambition de formuler des recommandations avisées en vue d’alléger le trafic. Le Club crée bientôt un département d’ingénierie au sein duquel des spécialistes de l’ingénierie routière produisent régulièrement des études de la circulation et proposent des solutions pour développer l’infrastructure automobile à Los Angeles, tandis que ses responsables siègent dans de nombreuses commissions municipales pour apporter un soutien supplémentaire à la cause.
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« Probing Deeply Into Our Traffic Congestion », Touring Topics, novembre 1920, 18. ↩
En janvier 1937, les neuf personnes chargées de la direction du Club confient au Roads and Highways Committee [comité des routes et des autoroutes] de son département d’ingénierie le soin « d’entreprendre une étude complète de la circulation dans la zone métropolitaine de Los Angeles dans le but de formuler et de proposer des recommandations pour l’amélioration des conditions de circulation dans les rues et sur les autoroutes ». Ernest E. East, surnommé le « père des autoroutes » par le Los Angeles Times, occupe alors le poste d’ingénieur en chef1. Au mois de janvier suivant, le département publie Traffic Survey: Los Angeles Metropolitan Area, un rapport de cinquante pages qui fera date et dont les directeurs affirment qu’il « renforcera la sécurité en matière de conduite des véhicules à moteur et entraînera inévitablement une réduction des accidents de la circulation et des pertes en vies humaines et des dommages matériels causés par ces accidents »2. Tout au long du rapport, il apparaît clairement qu’au-delà de la sécurité des automobilistes ou des personnes piétonnes, le département d’ingénierie se préoccupe avant tout de préserver la présence de la voiture dans la ville comme mode de transport principal.
De l’intérieur, les méthodes de collecte, de mesure et de visualisation des données présentées tout au long du rapport ont permis aux ingénieurs d’évaluer le mouvement d’innombrables automobiles à travers la ville – mouvement qui, sans cela, aurait été rendu inintelligible par des décennies de réforme urbaine galopante et par l’expansion rapide de l’usage de la voiture par une classe moyenne nouvellement automobilisée. De l’extérieur, le rapport était destiné à convaincre les autorités municipales et la population de la ville qu’en dépit des nombreuses menaces posées par l’utilisation généralisée de la voiture, sa présence avait contribué globalement de manière positive à la croissance économique de la ville, et qu’il convenait donc de la doter d’un réseau d’autoroutes qui imposerait rétroactivement un sens de l’ordre à Los Angeles après des décennies de désorganisation chronique. Cet équilibre entre l’autocritique et l’éloge se trouve entièrement résumé dans cette seule déclaration :
« Le transport ferroviaire favorise la centralisation en confinant le développement commercial, industriel et résidentiel dans les zones desservies par ces lignes. Le transport individuel, en revanche, encourage la décentralisation, ce qui a pour effet d’accroître les encombrements et les risques sur les routes et les autoroutes. La nature éparse et hétérogène des quartiers commerciaux, industriels, culturels et résidentiels de l’agglomération de Los Angeles, une situation dont l’automobile est directement responsable, rendent la région singulièrement et fondamentalement dépendante de l’automobile pour la plus grande partie de ses services de transport »1.
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Automobile Club of Southern California, Traffic Survey, 12. ↩
Tout au long du rapport, les données collectées par le département ont été représentées selon trois méthodes distinctes qui, chacune à leur manière, décrivent la forme urbaine de la ville comme une mosaïque complexe mêlant temps et espace, l’abstraction étant censée permettre une circulation plus sûre des personnes et des biens. Pourtant, en réponse aux préoccupations du public concernant la sécurité physique de la population de Los Angeles circulant dans la ville, l’Automobile Club of Southern California présente l’automobile comme un mode de transport menacé.
La première méthode consiste à délimiter les conditions de stationnement dans la ville à l’aide d’une sélection de photographies aériennes prises par avion – une technique utilisée dès 1921. En plus de donner une vue d’ensemble des diverses formes de décentralisation de la ville à partir d’une position objective et faisant autorité, ces photographies commandées par le service d’ingénierie pendant plusieurs années permettent de compter le nombre exact de voitures garées dans des rues à densité de population variable aux heures ouvrables et de déterminer leur impact sur les conditions de circulation. « Les photographies aériennes ponctuelles révèlent que le problème du stationnement n’est pas propre au quartier central des affaires », affirme le rapport, « mais qu’il existe avec une intensité comparable, sinon égale, dans tous les centres commerciaux de la région »1.
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Automobile Club of Southern California, Traffic Survey, 21. ↩
La seconde méthode consiste à superposer des informations diagrammatiques sur la forme urbaine de la ville à différentes échelles, afin d’illustrer les facteurs à l’origine de la décentralisation alors en vigueur, ainsi que l’impact de cette dernière sur l’activité quotidienne des 1,3 million de personnes résidant dans la ville. Par exemple, une carte recense la provenance des voitures garées dans l’ensemble de la zone métropolitaine pendant les heures de travail, en vue de mettre en évidence des schémas de déplacement qu’on n’identifie pas par la seule forme urbaine de la ville. Le résultat donne un enchevêtrement vertigineux de lignes diagrammatiques qui oblitèrent quasiment le réseau de rues existant, rendant illisibles – à dessein – les innombrables statistiques qui ont servi à sa production. Un autre diagramme ayant une intention similaire isole le développement « en ruban » des commerces par rapport à d’autres formes d’utilisation du territoire le long de quarante-cinq miles [72,4 km] d’une seule rue s’étendant de Calabasas à la frontière du comté d’Orange. En cartographiant les entreprises qui opèrent le long d’étroites bandes de terre, par opposition à celles situées dans le centre urbain de la ville, le diagramme met en évidence les effets négatifs de l’interférence de l’aménagement du territoire sur le transport automobile dans l’ensemble de la zone métropolitaine. Le rapport affirme que le phénomène d’étalement urbain à faible densité peut être attribué presque totalement au nombre important d’entreprises récemment évincées du centre-ville en raison de son engorgement.
La troisième méthode diagrammatique permet de reconsidérer Los Angeles comme une ville centralisée à travers une forte abstraction de sa forme urbaine et en positionnant le centre-ville comme son « véritable » centre physique dans le but de comparer les schémas de circulation d’hier et d’aujourd’hui. Le plus petit des quatre diagrammes, agrémenté de tableaux qui mathématisent davantage la ville en pourcentages exacts d’entrées et de sorties, est une représentation synthétique rectangulaire du quartier central des affaires indiquant le nombre d’automobiles qui y sont entrées et sorties en 1929 par rapport à l’année 1936. Alors que le rapport dans son ensemble montre que Los Angeles s’est décentralisée, ces diagrammes laissent penser que le trafic automobile entrant et sortant du centre initial de la ville a néanmoins augmenté. Dans un autre diagramme, les données des treize pages de tableaux figurant à la fin du rapport sont synthétisées par une carte circulaire illustrant l’ensemble de la région métropolitaine. En plaçant la 7e et Broadway sous forme d’étoile en son centre, le diagramme corrèle l’emplacement physique des zones résidentielles au temps qu’il leur faut pour atteindre le centre-ville par rapport aux six années précédentes, signalant ainsi une crise urgente pour la ville : « l’encombrement croissant des rues et des autoroutes éloigne lentement, mais sûrement les différentes communautés les unes des autres »1.
Cet éventail de visualisations de données donne lieu à un ensemble d’images provocantes montrant une Los Angeles du futur dont la fonction première est de faciliter les flux de capitaux. Ainsi, avant l’introduction du rapport, deux vues aériennes d’« autoroutes » réalisées par l’artiste membre de l’équipe, W. Neely, traversent deux quartiers à la densité contrastée. La première vue est celle d’un quartier résidentiel imaginé, illustrant les croisements dénivelés dont East s’est fait le défenseur pendant près de vingt ans et qui permettraient d’établir une distinction claire entre les déplacements à l’intérieur et à l’extérieur du quartier. Plus loin dans le rapport, il est indiqué que « dans les zones résidentielles, la partie centrale de l’emprise routière devrait être asphaltée pour accueillir quatre à six voies de circulation, selon les besoins, accompagnée d’une cloison physique s’étendant sur toute la longueur de l’autoroute pour séparer les voies de circulation opposées », tandis que « le reste du terrain de chaque côté devrait être planté d’arbres et d’arbustes »2. « Dans les quartiers d’affaires », propose le rapport, « une emprise de 100 pieds [30 m] de large, devrait être réservée au centre du pâté de maisons ou à proximité de celui-ci. Sur ce terrain devrait être construit le bâtiment dit “autoroutier”. En général, les premier et deuxième étages de ces édifices devraient être consacrés au commerce de détail, le troisième étage, à l’autoroute proprement dite, les quatrième et cinquième étages ainsi qu’autant d’étages additionnels que nécessaire au stationnement et les étages restants à des espaces de bureaux. »3 Ces visions d’une ville à parcourir en trois dimensions contrastent fortement avec le réseau de rues existant alors à Los Angeles, régulièrement encombré par des modes de transport concurrents et bordé d’immeubles commerciaux et résidentiels.
Le document le plus visionnaire de tout le rapport est sans doute une carte dépliante illustrant « l’emplacement général des autoroutes proposées dans la zone métropolitaine de Los Angeles », un réseau de routes surélevées complètement séparées des rues relativement vétustes qui se trouvent en dessous. La superposition de ces autoroutes potentielles à une carte de Los Angeles indiquant les risques hypothécaires en fonction de critères économiques et raciaux révèle que le Club envisageait de faire passer l’autoroute à travers plusieurs quartiers marqués comme « défavorisés » (tels que Boyle Heights et East Hollywood) tout en laissant relativement intacts les quartiers plus aisés représentés en vert (tels que Beverly Hills et Westwood).
Couvrant beaucoup plus de terrain que le réseau d’autoroutes qui existe actuellement dans la ville, le programme autoroutier proposé forme un maillage dense autour et à l’intérieur des quartiers encombrés et rayonne vers l’extérieur « à travers un territoire dont la valeur des terrains et des aménagements est relativement faible », anticipant ainsi la définition raciale du « blight » [déclin, dégradation urbaine] qui justifierait la destruction de quartiers à forte population noire et mexicaine pour la construction d’un réseau d’autoroutes au cours de la décennie suivante1. Rassurant leur lectorat sur le fait que la proposition n’est pas aussi insensée que le diagramme pourrait le laisser croire, et qu’elle constitue un choix économiquement raisonnable, le Club affirme que les autoroutes « permettront d’ancrer les quartiers résidentiels et d’affaires, d’augmenter considérablement la valeur des propriétés et d’accroître la performance de l’automobile pour la rapprocher de ses capacités optimales »2. Outre l’intérêt porté à l’accélération des déplacements de la population active de la ville, l’attention portée à la valeur des biens immobiliers comme facteur déterminant pour le tracé des autoroutes – qu’il s’agisse des quartiers en voie de dégradation ou des quartiers aisés – reflète les intérêts inavoués du conseil d’administration, majoritairement composé de propriétaires de longue date dans les zones les plus fortunées de la région.
Bien que nombre de ses membres soient extrêmement riches, le conseil d’administration a apparemment sollicité la présentation du département d’ingénierie dans le but de persuader les personnes résidant dans la ville de se charger de régler la facture, affirmant qu’elles ne feraient que subir des conséquences financières à long terme si elles ne soutenaient pas le projet. « Nous avons examiné la capacité des contribuables de la région de Los Angeles à assumer l’importante charge financière impliquée et avons conclu par l’affirmative après avoir comparé le coût estimé réparti sur une période de plusieurs années avec une évaluation du coût actuel de l’absence de telles infrastructures en termes de pertes en vies humaines, de dommages aux personnes et aux biens, de la dégradation des quartiers d’affaires et résidentiels et de la hausse des frais de transport »3.
Dans un court essai publié en 1941, quelques années avant le lancement d’une colossale opération de construction d’un réseau d’autoroutes internes, East exprime sans détour ses dernières réflexions sur la ville qu’il a contribué à façonner. « La solution au problème des transports et de l’aménagement du territoire du district métropolitain de Los Angeles est très simple si l’on considère le point de vue de l’ingénierie et du financement », écrit-il « Elle consiste à développer, sur une période de plusieurs années, un réseau d’autoroutes conçues pour servir au transport plutôt qu’à l’aménagement du territoire. »4 En plus de ce remède à la « fièvre des transports », East joint un diagramme emprunté à une étude sur la circulation publiée en 1939, qui illustre la coalescence du temps, de l’espace et de l’argent par la vitesse, en illustrant qu’un voyage en voiture à travers la ville prend trente-trois minutes sur les rues ordinaires par rapport à dix-huit minutes sur une « autoroute express ». La vitesse devient alors un critère économique qui prendra bientôt la forme d’un projet expansif et surélevé, dominant la ville pour accélérer le flux de capitaux de manière bien plus efficace et sûre que les rues ordinaires et dépassées situées en contrebas.
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Automobile Club of Southern California, Traffic Survey, 6. ↩
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Automobile Club of Southern California, Traffic Survey, 6. ↩
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Automobile Club of Southern California, Traffic Survey, 36. ↩
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E. E. East, « Streets: The Circulatory System », dans Los Angeles: Preface to a Master Plan, George W. Robbins et L. Deming Tilton (dirs.), Los Angeles, 1941, 91-100, 98. ↩
Cet article a été traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.