Protéger et sauvegarder la mémoire dans l’Inde coloniale
Yakin Kinger explore les politiques de commémoration
« À l’Alam-bagh, on m’indiqua l’emplacement de la tombe de Havelock. Depuis l’un des bastions, je contemplai à nouveau les jardins et les faubourgs de Lucknow, offrant une jolie vue où rôdait pourtant la malice. »1
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Frederic John Goldsmid, James Outram: A Biography, Vol II. 2nd ed., Londres, Smith, Elder & Co., 1881, 300. ↩
Le soulèvement de 1857-1858, marqué par de violents affrontements entre les forces indiennes et britanniques, a constitué un défi majeur pour la domination britannique en Inde. Au lendemain du soulèvement, l’Empire britannique victorieux adopta plusieurs mesures pour honorer la mémoire de son personnel militaire tué. Ces mesures prirent diverses formes, comme l’érection de monuments commémoratifs inscrits sur les terres colonisées. L’Empire prit des dispositions actives pour contrer la menace que représentait la révolte pour son pouvoir, en fabriquant une image de la lutte comme une série resplendissante d’événements symbolisant le sacrifice, la bravoure et la puissance britanniques dans une colonie lointaine. Ces monuments furent destinés exclusivement aux populations européennes sur les lieux de résistance, notamment à Delhi, Lucknow, Jhansi et Kanpur (alors Cawnpore), des villes activement impliquées dans la révolution, afin d’inscrire l’histoire britannique sur ces sites. L’exclusion des personnes insurgées dans l’histoire servit de mécanisme colonial pour préserver le récit de l’Empire et justifia la protection physique de ses monuments commémoratifs. En réexaminant les politiques coloniales de commémoration mises en œuvre dans les transformations spatiales de l’Inde britannique, il est possible de considérer d’autres récits et processus de décolonisation de l’occupation spatiale après l’indépendance du pays, complexifiant ainsi notre compréhension de ces sites palimpsestes dédiés à la mémoire.
Les monuments commémoratifs, lieux impériaux de commémoration et de contrôle
L’insurrection de Lucknow, menée par la Bégum Hazrat Mahal1, porte un coup sévère à la domination coloniale dans la région d’Awadh. Les multiples baghs (jardins) de Lucknow compliquent sérieusement la tâche de l’armée britannique dans ses tentatives de reconquête de la région2. L’un des lieux les plus disputés est l’Alam Bagh, construit par le dernier Nawab (roi) de Lucknow, Wajid Ali Shah, pour l’une de ses épouses3. L’Alam Bagh « … était admirablement préparé (par les révolutionnaires) pour la défense, un mur solide et élevé avec des tourelles à chaque angle, entourait un jardin d’environ quatre cents mètres carrés, riche en fleurs et en arbustes. Au centre, une belle maison sculptée de nombreux motifs pittoresques du goût oriental, accompagnée d’une mosquée adjacente et de nombreux locaux pour les gens de la cour » 4.
L’Alam Bagh est défendu par des cipayes, des soldats indiens entraînés et armés5 qui servaient sous le régime britannique. Il occupe une position stratégique au sud de Lucknow et sur la route de Kanpur, autre épicentre du soulèvement. Par conséquent, il est l’un des premiers sites à être reconquis par les troupes britanniques à l’issue d’une lutte le 23 septembre 1857 et devient leur principale station pour le ravitaillement en provenance de Kanpur, et sert également de camp pour les malades et les blessés6. Ses tours octogonales sont utilisées pour les communications télégraphiques avec la résidence de Lucknow, une enceinte comprenant de nombreux bâtiments et le siège du résident général britannique, assiégée par les forces locales pendant la révolte. Malgré de multiples tentatives, les révolutionnaires ne réussirent pas à reprendre l’Alam Bagh7.
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La reine d’Awadh qui s’est révoltée depuis le Qaisar Bagh de Lucknow, où elle exerçait le pouvoir. ↩
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J’ai précédemment écrit sur l’histoire des baghs de l’Inde et du pouvoir colonial. Voir Yakin Kinger, « Undoing Empire: Rereading the Destruction of India’s Baghs », Avery Review 62 (2023), https://averyreview.com/issues/62/baghs. ↩
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Sidney Hay, Historic Lucknow, Lucknow: Pioneer Press, 1939, 77. ↩
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G.W. Forrest, A History Of The Indian Mutiny, Vol II, Édimbourg et Londres, William Blackwood and Sons, 1904, 30-31. ↩
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Selon de nombreux témoignages, le soulèvement a commencé par une mutinerie de cipayes contre le pouvoir britannique. Voir Hay, Historic Lucknow, 78-79. ↩
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Daroga Ubbas Alli, The Lucknow Album, Calcutta, Baptist Mission Press, 1874, 7. ↩
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P. C. Mookherji, The Pictorial Lucknow, Lucknow: N.P., 1883, 159. ↩
Le major général Sir Henry Havelock, à la tête des troupes britanniques à Lucknow, meurt de dysenterie en novembre 1857 sur les terres du Dilkusha1. Son corps est ramené à l’Alam Bagh, où le lieutenant général Sir James Outram ordonne que sa tombe soit nivelée et marquée pour éviter sa découverte2. Des mesures précises de la zone sont prises et un mémorandum détaillé est conservé dans les archives du gouvernement de Kolkata (anciennement Calcutta)3. Plus tard, un mémorial est érigé à l’intérieur de l’Alam Bagh en l’honneur d’Havelock.
Cette appropriation du territoire par les Britanniques à des fins commémoratives est clairement affirmée. Une ancienne lithographie montre la tombe à l’ombre d’un arbre dans le jardin en ruine, avec le palais en arrière-plan. Une esquisse plus tardive illustre l’obélisque commémoratif entouré d’une balustrade, semblable à de nombreux monuments mémoriels de l’époque, clôturés, sécurisés et généralement inaccessibles ou restreints à la population locale. Ces mesures transforment radicalement l’espace récréatif royal en un site exclusivement dédié à la mémoire des pertes impériales, empêchant ainsi toute possibilité de rébellion sur ce lieu. Non seulement le souvenir du sacrifice britannique reste vivace, mais il s’intensifie. L’effacement des strates antérieures de l’histoire du site entraîne un changement dans sa perception, qui passe d’Alam Bagh à la tombe d’Henry Havelock. L’élimination d’autres éléments spatiaux dans les représentations du site inscrit une image singulière du mémorial dans l’imaginaire britannique. Le contrôle des représentations et de l’accès au site renforce l’exclusion des populations locales et transforme l’expérience historique réelle du soulèvement en une fabrication destinée à protéger une partie de la mémoire britannique. La protection du mémorial devient synonyme de protection des intérêts britanniques dans la colonie, garantissant la suprématie de la volonté de l’empire sur celle de ses sujets.
Les monuments commémoratifs dans l’imaginaire britannique
Pour qu’un paysage commémoratif s’inscrive dans la conscience du peuple, il doit être conforté de manière répétée par une consommation publique. À cette fin, les monuments commémoratifs sont intégrés dans un réseau plus vaste de sites fréquemment visités par les Britanniques, y compris par le prince de Galles, qui se rend à Alam Bagh en 1876. Ainsi, les Britanniques renforcent leurs prétentions sur ces espaces et étouffent toute velléité de contestation. Le maintien et l’évocation régulière de la mémoire des pertes humaines britanniques garantissent la sécurité de ces monuments.
À Kanpur, le soulèvement prend une tournure significative le 27 juin 1857 avec le meurtre de Britanniques par des révolutionnaires au Satti Chaura Ghat, plus tard appelé le « Massacre Ghat ». Alors que la rumeur de l’arrivée d’une colonne de secours britannique se répand, des personnes britanniques capturées sont également tuées par les révolutionnaires à Bibighar. Ces événements restent parmi les souvenirs les plus marquants du soulèvement, gravés dans la conscience britannique, tandis que le point de vue des révolutionnaires demeure largement absent des archives. Pour commémorer ces épisodes, les Britanniques érigent un puits mémorial sur le site de Bibighar, avec pour pièce maîtresse l’ange de la résurrection. De même, lors de l’inauguration d’un mémorial à Lucknow, un journal note que « au centre se trouve la figure d’un ange symbolisant la victoire écrasant la rébellion »1. L’érection de ces symboles dessine un nouveau paysage de la commémoration et de la perte impériale.
Les dépenses liées à la construction du mémorial proviennent en grande partie d’une amende imposée aux populations indiennes de Kanpur, qui n’ont pas le droit d’entrer dans l’enceinte du mémorial2. Un témoin se souvient : « Aucun indigène n’est autorisé à pénétrer dans cette enceinte ; il leur faut obtenir un laissez-passer pour accéder au jardin »3. Le mémorial est inauguré en février 1863, et un soldat britannique le garde en permanence4. Cette exclusion est également symbolisée par des éléments architecturaux tels que les clôtures. Les monuments commémoratifs illustrent la puissance et le contrôle impériaux, leur protection servant d’un outil colonial pour prévenir toute insurrection.
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Pioneer (Allahabad, Inde), 28 mai, 1866 : 4. ↩
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Jan Morris et Simon Winchester, Stones of Empire: The Buildings of the Raj, Oxford, Oxford University Press, 1983, 192. ↩
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Marchioness of Dufferin, Our Vice-regal Life in India, Londres, 1891, 218-19. ↩
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Stephen Heathorn, « The Absent Site of Memory » dans Indra Sengupta, Memory, History, and Colonialism: Engaging with Pierre Nora in Colonial and Postcolonial Contexts, German Historical Institute, 2009, 73-116. ↩
Le mémorial de Kanpur est fréquenté par les populations européennes visitant l’Inde dans les décennies suivant le soulèvement, notamment par le prince de Galles en 1876. Il reçoit également la visite des vice-rois responsables de la colonie, ritualisant ainsi la visite de mémoriaux similaires à Delhi et Lucknow. Selon l’historien Stephen Heathorn, le mémorial de Kanpur a été plus visité par les populations européennes en Inde que le Taj Mahal au cours du dernier tiers du XIXe siècle1. L’image du monument se diffuse largement grâce à des croquis touristiques et des descriptions dans les livres de voyage2, traversant les frontières géographiques via des photographies, des broderies, et figurant même dans des expositions. Cette multiplicité des supports médiatiques permet à un large public européen d’accéder à la représentation du mémorial.
Dans la plupart des documents photographiques, les êtres humains sont absents de ces monuments commémoratifs. Cette omission les cimente dans la mémoire collective des Britanniques comme des entités singulières érigées par l’Empire en hommage à la perte de leurs ancêtres. Le site de Kanpur est ainsi intégré dans l’imaginaire collectif, effaçant la présence de la population locale aussi bien sur place que dans les médias. La valorisation des pertes de l’Empire à travers ses mémoriaux préservés permet incontestablement de revendiquer des territoires contestés, éclipsant la possibilité d’un autre récit du passé et annihilant les chances de revendications décoloniales futures. Cette approche forge un récit linéaire des lieux comme appartenant aux Britanniques, tout en altérisant les populations locales de leurs propres sites et de leur histoire3. L’État colonial domine l’écriture de l’histoire, réduisant du même coup celle de l’Inde4.
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Heathorn, Stephen J. « Angel of Empire: The Cawnpore Memorial Well as a British Site of Imperial Remembrance », Journal of Colonialism and Colonial History 8, no. 3 (2007). ↩
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Morris et Winchester, Stones of Empire, 192. ↩
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En employant le terme « othering » [altériser], je m’inscris dans la lignée d’Edward Saïd. Voir Edward Saïd, Orientalism: Western Conceptions of the Orient, Inde, Penguin Books Limited, 2016. [Traduit en français par Catherine Malamoud sous le titre L’orientalisme : L’Orient créé par l’Occident, Paris, Éditions du Seuil, 1980]. ↩
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Ranajit Guha, The Small Voice of History: Collected Essays, Ranikhet, Permanent Black, 2009, 341. ↩
Reprendre possession de l’espace et de l’histoire dans l’Inde indépendante
Malgré les efforts des Britanniques pour effacer les contre-récits, les histoires alternatives des lieux du soulèvement ont survécu grâce à divers moyens, notamment les récits oraux, la poésie, les journaux locaux et les revendications par les personnes survivantes pour récupérer les propriétés confisquées par l’administration coloniale1. Les tentatives des Britanniques de préserver leurs monuments commémoratifs en tant que mesure anti-insurrectionnelle ont été mises en échec lorsque l’Inde se libère de la tutelle britannique. Le site du puits commémoratif de Kanpur a été vandalisé le 15 août 1947, jour de l’indépendance du pays.
Le relâchement de l’autorité britannique remet en question la sécurité et l’entretien des tombes et des monuments britanniques en Inde. L’attaque du mémorial de Kanpur indique clairement le rejet d’un vestige colonial de la douleur impériale dans un pays désormais indépendant. Comme l’explique l’historien indien Ranajit Guha, la pratique d’exclusion de l’Empire traduit « un refus de reconnaître la personne insurgée comme sujet de sa propre histoire »2. Les actes de vandalisme et autres pratiques similaires dictent la récupération de ces lieux de mémoire. L’indépendance s’est accompagnée d’un désir de reconnaître ces sites comme des lieux de révolution et non comme des lieux de commémoration impériale. Selon Partha Chatterjee, spécialiste des études postcoloniales, « une grande partie de la pensée nationaliste en Inde dépend des réalités du pouvoir colonial, soit en s’y opposant totalement, soit en affirmant une conscience patriotique »3. La contestation de ces sites remet en cause les récits britanniques du passé et plaide pour la reconnaissance d’autres histoires.
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Par exemple, la revendication du Nawab Ikhlul Mahal sur le Sikandar Bagh à Lucknow dans les années 1860. Refus de la revendication du Nawab Ikhlul Mahul sur le Sikandar Bagh à Lucknow, Foreign, File no. : 51/53, Repository: 3, National Archives of India. ↩
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Guha, The Small Voice of History, 235. ↩
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Edward Saïd, Culture and Imperialism, Londres, Vintage, 1994, 278. [Traduit en français par Paul Chemla, Culture et impérialisme, Paris, Fayard, 2000]. ↩
Le mémorial de Kanpur a été déplacé près de la Kanpur Memorial Church afin d’éviter d’autres attaques, et y repose encore aujourd’hui. Le site du massacre de Bibighar a été rebaptisé Nana Rao Park en l’honneur de Nana Saheb Peshwa II, qui a mené le soulèvement à Kanpur. Il a été considérablement transformé et contient désormais des statues des révolutionnaires de l’Inde qui ont conduit l’insurrection. La strate historique de l’Empire a été démantelée et remplacée par la mémoire des révolutionnaires.
Bien que les histoires britannique et indienne soient interdépendantes, le rejet de l’une par l’autre a conduit à la préservation de l’une au détriment de l’autre. La construction puis le remplacement du mémorial de Kanpur témoignent de cette contradiction, lorsque des récits qui se chevauchent déterminent la matérialité et l’interprétation du site. Au lendemain de l’indépendance, la décolonisation du mémorial impliquait de briser sa sécurité et de rendre visible son exclusion. La décolonisation active du site défie la sécurité du récit colonial, mettant en avant les histoires des subalternes qui inversent le processus de négation de l’histoire dominante en la réécrivant à leur tour.
Cet article a été traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.