La rivière et le risque
Leonie Hartung s’interroge sur le sens de la protection juridique d’un paysage (fluvial) quand le concept même de paysage est ambigu et contestable
La reconstruction de la vallée de l’Ahr
En juillet 2021, l’arrivée d’air chaud et humide en provenance de la Méditerranée combinée à des pluies torrentielles incessantes a entraîné une crue extrême de la rivière Ahr en Rhénanie-Palatinat1. Ces conditions météorologiques, conjuguées à l’humidité du sol, au rétrécissement du lit de la rivière bordé de berges pavées, à un développement résidentiel dense, aux infrastructures et à un niveau élevé d’étanchéification directement au niveau de la rivière, ont provoqué des inondations dévastatrices dans l’Ahr, détruisant plus de neuf mille maisons, de même que des routes, des infrastructures et des réseaux électriques2.
La vallée de l’Ahr a toujours été sujette aux inondations, mais les conditions météorologiques extrêmes liées à la crise climatique accroissent désormais la probabilité de tels phénomènes. Trois ans après la catastrophe, la plupart des habitations ont été reconstruites, mais les travaux d’aménagement du lit de la rivière progressent lentement. La vallée, peuplée par d’innombrables pelleteuses et rythmée par les bruits des travaux, est aujourd’hui « le plus grand chantier d’Allemagne3».
Cette inondation a marqué un tournant dans la gestion de la rivière et du paysage riverain, ouvrant la voie à de nouveaux plans, décisions et négociations. La région est appelée à devenir un modèle avec lequel la protection climatique et la prévention des inondations vont de pair. Des concepts avancés de protection au niveau supralocal sont en développement afin d’éviter une nouvelle catastrophe de cette ampleur4. D’une certaine manière, la vallée de l’Ahr pourrait servir de jurisprudence pour ce que cela signifie de remodeler la vie sur et avec la rivière. Parallèlement, la protection juridique complexe du paysage influence la reconstruction en cours5. De vastes zones du paysage riverain et de la vallée font l’objet d’une protection du paysage, l’aire protégée Rhin-Ahr-Eifel, conformément aux articles 18 et 30, section 3 de la loi sur la protection de la nature du Land de Rhénanie-Palatinat (LPflG)6. Mais quel est l’objet spécifique de la protection et que signifie le terme « paysage »? Comment cette protection s’applique-t-elle à un paysage exposé à un risque accru d’inondation? Comment traiter les paysages en cours de reconstruction ou que l’on souhaite préserver, que ce soit d’un point de vue juridique, biologique, esthétique ou culturel? Quel type de paysage (fluvial) est en train d’être reconstruit ici et à qui ou à quoi garantit-il sécurité et protection?
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Plus de 100 mm de précipitations constantes en une journée ont entraîné un débit de 1200 m3/s dans la rivière Ahr. ↩
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“Landesamt für Umwelt Rheinland-Pfalz, Bericht. Hochwasser im Juni 2021, 2022,” consulté le 31 mai 2024, https://www.hochwasser.rlp.de/static/shared/documents/Hochwasser_im_Juli2021.pdf. ↩
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Cornelia Weigand, Discours, Inauguration d’un nouveau pont (“Weinbergbrücke”), Dernau, 22 mai 2024. ↩
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Cette démarche est soutenue par le projet « KAHR » (adaptation au climat, inondations et résilience), entre autres, dans lequel de multiples parties prenantes sont impliquées. ↩
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En Allemagne, diverses formes juridiques existent pour la protection de la nature ou du paysage. Les aires de protection du paysage sont particulièrement intéressantes en raison de leur plus grande étendue, de leur protection moins stricte comparée aux réserves naturelles et de l’inclusion d’installations humaines. En d’autres termes, elles offrent un cadre juridique concret pour les activités humaines au sein d’un paysage culturellement représentatif jugé digne de protection. Dans la pratique juridique actuelle, cependant, les zones d’habitation sont le plus souvent exclues du champ d’application. ↩
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“Verordnung über das Landschaftsschutzgebiet “Rhein-Ahr-Eifel””, consulté le 31 mai 2024, https://naturschutz.rlp.de/Dokumente/rvo/nsg_archiv/600104.htm. ↩
Beauté, singularité et diversité
Dans le texte juridique relatif à une zone de conservation du paysage, on retrouve une interprétation anthropocentrique, romantique et esthétique du paysage, désormais tombée en désuétude. Tous les aspects se concentrent sur sa perception humaine et ses possibilités d’utilisation. Selon le paragraphe §3, l’un des principaux objectifs de protection de la zone Rhin-Ahr-Eifel est « la préservation et la gestion du caractère et de la beauté du paysage dans la région volcanique de l’Eifel oriental avec les vallées de l’Ahr et du Rhin ». Le terme « beauté du paysage » laisse y entrevoir une conception distanciée, conventionnelle et influencée par le visuel. Il s’agit d’un Unbestimmter Rechtsbegriff (notion juridique indéterminée) – une notion dont l’interprétation est subjective et complexe.
L’histoire de la protection de la nature en Allemagne a commencé non loin de la vallée de l’Ahr, au Drachenfels, lorsque cette colline a été partiellement érodée par les travaux d’exploitation des carrières1. La redécouverte du Nibelungenlied et l’éveil d’un patriotisme ont donné une nouvelle importance au massif du Siebengebirge, conduisant à la fondation en 1869 de la Verschönerungsverein für das Siebengebirge (Association pour l’embellissement du Siebengebirge) avec pour ambition de fermer la carrière. Bien qu’il soit déjà question d’extraction de ressources, la motivation à protéger le paysage est née – comme l’indique son nom – pour des raisons esthétiques. Ces sentiments esthétiques et patriotiques projetés sur le paysage persistent aujourd’hui à travers le concept controversé de « Heimat » [pays d’origine, patrie]. Dans un contexte de montée du populisme de droite, les notions de beauté et de « Heimat » sont régulièrement instrumentalisées par l’AfD2. Dans le cas de la « forêt féerique » Rheinhardswald, ces concepts sont invoqués dans le débat autour des éoliennes et de leur nuisance sur le paysage3.
« Toute personne qui considère les zones forestières abritant un grand nombre d’arbres gravement endommagés comme un paysage, qui randonne sur des terres agricoles monotones en les considérant comme faisant partie du paysage, aura de plus en plus de mal à ignorer la menace pesant sur les espaces naturels. Même les nuages ne sont plus les architectures flottantes du royaume céleste qui surplombaient autrefois le paysage pittoresque »4.
Or, quelle est la signification de la protection légale d’un paysage lorsque le concept même de paysage est aujourd’hui nébuleux? Comme l’écrit Ludwig Fischer, le concept traditionnel de paysage n’est plus pertinent, dans la mesure où la distance et l’abstraction avec lesquelles les paysages ont été perçus et construits, idéalisés et romantisés, ont historiquement servi de justification à l’exploitation et à l’appropriation de la nature. Fischer défend ainsi un nouveau paradigme du paysage, dans lequel l’homme se considère comme une partie intégrante de celui-ci. Il nomme ce nouveau concept et cette nouvelle pratique de la relation entre l’homme et l’environnement « espace d’alliance ». Une conception qui n’a toutefois pas sa voix au chapitre dans la législation actuelle.
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Stiftung Naturschutzgeschichte: Drachenfels, consulté le 31 mai 2024, https://www.naturschutzgeschichte.de/stiftung-historischer-ort.html#Drachenfels. ↩
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L’AfD (Alternative für Deutschland ou Alternative pour l’Allemagne) est un parti politique populiste d’extrême droite en Allemagne. ↩
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“AfD will Wald in Hessen schützen”, taz online, consulté le 26 mai, 2024, https://taz.de/Initiative-kritisiert-falsche-Fakten/!5704334/. ↩
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Ludwig Fischer, « A Farewell to the Concept of Landscape? » dans Girot, Kirchengast (dirs.), Landscape Analogue, Berlin, 2022. ↩
À la différence de la notion floue de « beauté », les deux termes « caractère unique » et « diversité » du paysage sont relativement plus faciles à définir, puisqu’ils englobent davantage les traits morphologiques spécifiques et les caractéristiques anthropogéniques d’un paysage culturel. Cela inclut, par exemple, « le cours sinueux de la rivière avec ses nombreux méandres […]; l’ancien paysage d’habitation, les vignobles en terrasses dans la vallée de la rivière avec leurs murs de soutènement et de pierres sèches (en partie sur des pentes abruptes), les villages viticoles historiques […] et les réseaux de chemins, les diverses structures qui façonnent le paysage […], les viaducs et les tunnels, les moulins, les centres-villes historiques […] »1.
Quel type de paysage culturel est ainsi protégé et quel est le lien avec les inondations? La viticulture raisonnée en pente raide dans la vallée, qui caractérise fortement le paysage, a par ailleurs contribué à l’ampleur de l’inondation de 2021, l’eau s’écoulant directement à travers les rangs de vigne jusqu’à la rivière. Il en va de même pour les « structures définissant le paysage », telles que les ponts historiques, qui ont accumulé des matériaux alluvionnaires, intensifiant ainsi les inondations. Parallèlement, le cours de la rivière a été réaménagé en de nombreux endroits au fil du temps et ses rives ont été pavées, réduisant considérablement la présence de prairies et de forêts dans les plaines inondables2. Ce paysage anthropogénique protégé contribue à augmenter le risque d’inondation. La question ne se limite pas seulement à sa préservation et à la sécurité des populations locales, mais également à la protection de la vie non-humaine. Une meilleure défense contre les inondations peut profiter à la biodiversité, puisque les biotopes des milieux humides, tels que les prairies inondables, abritent de plus riches écosystèmes. Quelle doit donc être notre priorité: protéger contre les inondations et préserver les espèces, ou maintenir un paysage culturel établi?
Tourisme et valeur récréative
Un autre des principaux objectifs de protection de la zone Rhin-Ahr-Eifel est « la sauvegarde durable de la valeur récréative ». Ce terme juridique ambigu de « valeur récréative » mérite aussi d’être déconstruit. Là encore, la perspective est extrêmement anthropocentrée. Le paysage n’est considéré que sous l’angle de son potentiel d’utilisation par la population humaine, notamment à des fins de loisirs. La vallée de l’Ahr possède une riche histoire touristique, précédée et stimulée par le romantisme rhénan, qui s’est ensuite étendu à cette région1. Des peintures de paysages romantiques, comme celles de Jean Nicolas Ponsart, également l’auteur de la première carte de randonnée de cette vallée, ont circulé à cette époque. Parallèlement, plusieurs sources thermales ont été découvertes, développant ainsi le tourisme thermal dans la région. Dans cette optique, diverses installations thermales et parcs riverains ont été aménagés dans la partie inférieure de la vallée, rendus possibles par le rétrécissement du lit de la rivière. Dans ce cas, la récréation humaine contrecarre le développement d’un paysage résilient et résistant aux inondations. Il semble désormais difficile d’imaginer un processus de récupération authentique au sein d’un paysage que nous savons vulnérable et menacé. Le même constat s’applique à l’œnotourisme dans la région, axé principalement sur l’offre de vues pittoresques de la vallée – accentuant une fois de plus une vision distante et abstraite du paysage. Si le paysage change radicalement en raison de la chaleur ou des pluies incessantes, ce n’est plus possible. En élargissant la définition de la récréativité aux formes de vie non-humaines, un lit de rivière plus vaste et la biodiversité seraient alors des éléments essentiels à protéger.
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Jürgen Haffke: 200 Jahre Ahrtal-Tourismus Von der “niederrheinischen Schweiz” “zum Paradies für Genießer”, consulté le 31 mai 2024, https://www.rheinische-geschichte.lvr.de/Epochen-und-Themen/Themen/200-jahre-ahrtal-tourismus-von-der-niederrheinischen-schweiz-zum-paradies-fuer-geniesser/DE-2086/lido/57d128fd1a8294.52801302. ↩
Interdictions
En vue d’atteindre les objectifs de la zone Rhin-Ahr-Eifel, la planification spécifique est encadrée par des restrictions strictes. Si un projet de construction est envisagé dans cette zone protégée, il est souvent possible d’obtenir une dérogation aux interdictions (à condition que cela soit compatible avec les objectifs de préservation). En règle générale, tout projet de développement situé dans une zone protégée doit obligatoirement passer par un processus d’évaluation approfondie de son impact sur l’environnement. À la suite des inondations de la vallée de l’Ahr, le gouvernement allemand a introduit la loi § 246c dans le code de la construction (BauGB)pour faciliter une reconstruction résiliente et simplifiée1. Cette disposition permet, entre autres, une désignation accélérée et sans formalités administratives des terrains constructibles, ainsi qu’une adaptation aux risques d’inondation sans modification du plan d’aménagement. À titre d’exemple, La ville de Bad Neuenahr-Ahrweiler a adopté une loi conforme à l’article 25, section 1, n°2 du code de la construction (BauGB), lui conférant un droit de préemption sur les terrains riverains, aussi bien pour les nouvelles constructions que pour celles situées dans des zones nouvelles identifiées comme inondables le long de la rivière 2. Malgré ces mesures d’allégement juridique, de nombreuses personnes habitant la vallée de l’Ahr ont reconstruit leur maison au même endroit, directement le long des rives, c’est-à-dire dans la zone nouvellement définie comme inondable. Ce choix s’explique en partie par des délais de remboursement d’assurance, des contraintes financières, de temps ou d’autres facteurs. Beaucoup comptent également sur les dispositifs de protection contre les inondations qui sont en cours de construction, tels que des bassins de rétention plus grands, dont l’achèvement prendra encore plusieurs années.
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§ 246c Abweichungen vom Baugesetzbuch für den Wiederaufbau im Katastrophenfall; Verordnungsermächtigung, consulté le 31 mai 2024, https://www.gesetze-im-internet.de/bbaug/__246c.html. ↩
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Satzung der Stadt Bad Neuenahr-Ahrweiler über ein besonderes Vorkaufsrecht gem. § 25 Abs. 1 Nr. 2 Baugesetzbuch (BauGB) mit der Bezeichnung, consulté le 31 mai 2024, https://www.bad-neuenahr-ahrweiler.de/fileadmin/redaktion/stadt/ortsrecht/Vorkaufsrechtsatzung_HH__etc_gez_2021_08_25.pdf. ↩
Planifier en tenant compte des risques
L’aire de protection du paysage ne représente qu’une petite fraction d’une structure complexe de planification et de législation, aux côtés d’autres espaces protégés tels que les zones FFH (flore-faune-habitat), les réserves ornithologiques et les aires de protection de la nature, sans parler de diverses autres réglementations en matière de construction1. Cependant, cette réglementation visant à protéger les grands paysages en continuité avec les zones habitées définit des objectifs de protection particulièrement subjectifs et invoque des concepts dépassés liés à la notion de paysage. Peut-on envisager une approche radicalement différente de cette protection, au sens d’un « espace d’alliance »? Comment pourrions-nous réglementer autrement la coexistence entre les populations humaines et l’environnement au sein d’un paysage fluvial complexe? Comment reconstruire un paysage « en toute sécurité » et quels en sont les aspects qui méritent d’être protégés? Repenser les systèmes juridiques établis est certainement une entreprise utopique. Toutefois, des événements tels que l’inondation de 2021 et la vaste reconstruction qui s’est ensuivie devraient être l’occasion d’une redéfinition des modes de planification et de vie contre le risque ou avec le risque, et d’une remise en question des perceptions actuelles de la nature et du paysage qui nous entourent.
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Bundesamt für Naturschutz, Ahrtal, consulté le 31 mai 2024, https://www.bfn.de/landschaftssteckbriefe/ahrtal. ↩
Cet article a été traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.