Corps noirs, espaces (non)sûrs
Simphiwe Mlambo s’intéresse à l’architecture de surveillance à Johannesburg
Dans le contexte d’une oppression raciale historique comme celle de Johannesburg, les systèmes de surveillance et les éléments architecturaux témoignent à la fois des difficultés persistantes rencontrées par les corps Noirs « non-identifiés » et de l’aggravation des disparités spatiales. La surveillance, en renforçant les mécanismes insidieux de la construction sociale de la blanchité, perpétue des stéréotypes raciaux néfastes et criminalise la souffrance des personnes Noires1, au nom d’une soi-disant sécurité.
Historiquement, le Population Registration Act No. 30 adopté en 1950 a facilité la mise en œuvre de diverses politiques et lois discriminatoires régissant les interactions sociales et économiques entre les différents groupes raciaux, institutionnalisant ainsi la ségrégation raciale dans tous les aspects de la vie en Afrique du Sud. En vertu de cette loi, chaque individu devait posséder des documents d’identité spécifiant clairement son appartenance à un groupe racial2.
Encore aujourd’hui, les vestiges de ces réglementations continuent d’influencer profondément la manière dont les personnes noires appréhendent et occupent l’espace. La projection de la Blackness sur un corps dans l’espace construit un imaginaire spatial qui, lorsqu’il circule à travers les postes de contrôle et les architectures de surveillance (vidéo, scanners d’identification, etc.), déshumanise les corps Noirs et les place en dehors de toute appartenance à un lieu. Cette sur-surveillance exercée sur les communautés noires alimente un cycle de criminalisation et de fabrication de l’existence des corps Noirs comme « non-humains », justifiant ainsi leur contrôle. Les personnes Noires, disproportionnellement soumises à des tactiques d’interpellation et de fouille de la part de la police, lesquelles perpétuent un récit de suspicion qui renforce les stéréotypes négatifs.
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Dans son ouvrage intitulé Black Bodies, White Gazes: The Continuing Significance of Race in America, Yancy affirme que le « regard blanc » [white gaze] non seulement objectifie les corps noirs, mais déforme également les perceptions, entraînant des injustices systémiques qui déshumanisent et marginalisent les communautés noires. George Yancy, Black Bodies, White Gazes: The Continuing Significance of Race in America, Lanham, MD, Rowman & Littlefield, 2016, 21. ↩
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Alistair Boddy-Evans, « South Africa’s Apartheid Era Population Registration Act », ThoughtCo, https://www.thoughtco.com/population-registration-act-43473. ↩
Mécanismes de surveillance
Par exemple, le philosophe américain George Yancy explique comment « l’effet ascenseur », où une femme blanche le perçoit comme une menace lorsqu’elle entre avec lui dans l’ascenseur, illustre l’anxiété généralisée que ressentent les individus blancs à proximité des corps Noirs, suscitant des comportements qui consolident les hiérarchies raciales1.
Le paysage architectural des zones urbaines reflète bien souvent une double intention : d’un côté, certaines structures sont conçues pour favoriser l’engagement collectif et l’inclusivité, tandis que d’autres ont une fonction de fortification érigées contre des menaces perçues. Cette dichotomie est particulièrement visible sur les campus universitaires, où des points d’accès sécurisés côtoient des espaces ouverts destinés à l’interaction sociale.
En 2022, l’University of Johannesburg, une institution à majorité Noire, a instauré un règlement imposant aux personnes inscrites de se munir d’une carte d’accès pour pénétrer sur le campus. Le parallèle entre le Population Registration Act et la section 7 du règlement de l’université permet d’observer une tendance à un excès de surveillance, se traduisant par un contrôle intrusif des comportements estudiantins. Ce système installe un climat dans lequel les personnes se sentent continuellement sous surveillance. Une situation qui illustre une interaction complexe entre les injustices historiques et les réalités contemporaines, montrant comment les vestiges de l’apartheid continuent de façonner les expériences vécues par les communautés étudiantes Noires sud-africaines aujourd’hui.
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Yancy, Black Bodies, White Gazes ↩
Conséquences raciales
L’usage généralisé de technologies de surveillance telles que l’identification par badge pour accéder via des tourniquets aux points d’entrée importants de l’université et la reconnaissance des empreintes digitales, soulève des inquiétudes quant au respect de la vie privée et du risque d’utilisation abusive des données, en particulier dans les contextes où les groupes marginalisés sont disproportionnellement ciblés1. Lorsque ces technologies sont déployées de manière intensive dans des zones où la population étudiante Noire est majoritaire, elles enracinent encore davantage la perception de ces personnes comme une menace.
Le concept de « surveillance racialisante » [racializing surveillance] développé par Simone Browne décrit la manière dont les pratiques de surveillance définissent les normes relatives à la race tout en exerçant un pouvoir sur les communautés marginalisées2. En Afrique du Sud, les stratégies de maintien de l’ordre reflètent et renforcent souvent les hiérarchies raciales. L’usage persistant de la classification raciale comme outil de surveillance perpétue ces divisions et ces inégalités3. L’héritage de ces lois perdure et continue d’influencer les pratiques contemporaines de contrôle et de régulation.
On observe cette dynamique à l’entrée des universités sud-africaines par le biais d’architectures interconnectées impliquant du personnel de sécurité qui passe d’une surveillance intangible à des barrières tangibles lorsque l’équipe de sécurité est alertée par des tourniquets refusant l’entrée aux personnes n’ayant pas leur carte d’accès, repérées depuis des bureaux évoquant des miradors. Ces mécanismes architecturaux matérialisent les frontières sociales qui catégorisent les individus en fonction de leur race.
On note en particulier un changement subtil dans les degrés d’agression du personnel de sécurité à l’égard des personnes étudiante Noires dans les cas d’absence d’identification. Cette attitude témoigne des vestiges persistants des architectures de surveillance héritées de l’apartheid, conçues à des fins de ségrégation et d’oppression raciales. Pendant l’apartheid, des dispositifs de surveillance considérables ont été mis en œuvre pour contrôler la population noire, notamment par le biais de lois criminalisant leurs déplacements.
Le recours persistant aux classifications raciales dans la collecte de données et les décisions politiques témoigne de l’enracinement profond de ces catégories dans la société sud-africaine. Si certaines personnes affirment que ces catégorisations sont nécessaires pour remédier aux inégalités historiques, d’autres soutiennent qu’elles perpétuent la division.
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Dans un article publié dans une revue juridique et rédigé par Danielle K. Citron, la University of Virginia School of Law affirme que les membres du corps enseignant, de l’administration et des services de ressources scolaires disposent des outils nécessaires pour surveiller, en temps réel, les recherches, les courriels, les conversations en ligne, les photos, les invitations au calendrier, la géolocalisation et bien d’autres informations des élèves, d’après les recherches de Citron. Les entreprises privées facilitent cette surveillance continue et aléatoire en scannant, en traçant et en analysant les aspects les plus intimes de la vie des jeunes. Son article, « The Surveilled Student », paru dans la Stanford Law Review, propose une analyse des coûts et des avantages de cette surveillance et identifie les questions juridiques sous-jacentes. Danielle Keats Citron, « The Surveilled Student », (25 août 2023), Stanford Law Review 76 STAN. L. REV 1439, 2024, 1439-1472. ↩
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Simone Browne, Dark Matters: On the Surveillance of Blackness, Duke University Press, 2015, 16-17. ↩
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« Race in South Africa: ‘We haven’t learnt we are human beings first’ », BBC, 20 janvier 2021, https://www.bbc.com/news/world-africa-55333625. ↩
Réalités contemporaines
Cette lutte permanente révèle un problème plus vaste dans le contexte de l’Afrique du Sud contemporaine, où le tourniquet des universités fait office de passeport intérieur réimaginé, contrôlant et réglementant les déplacements, criminalisant en particulier la présence des personnes étudiantes Noires. Au sein de cette architecture de surveillance, la Blackness est souvent perçue comme « non-sûr », ce qui renforce encore les disparités spatiales et les difficultés rencontrées par les populations Noires. Cette dynamique se manifeste par des refus d’entrée, des réprimandes agressives, des moqueries humiliantes et, dans des cas extrêmes, des arrestations lors de manifestations comme celles du mouvement #FeesMustFall1. L’intersection entre l’accès à l’éducation et l’inégalité systémique continue de résonner profondément avec la jeunesse sud-africaine, alimentant l’activisme et la résistance actuelle.
Dans le Johannesburg contemporain, les corps noirs restent exposés à une double vulnérabilité : d’une part, face à des mesures législatives insidieuses, et d’autre part, face à des systèmes de surveillance manifestes. Ces architectures de contrôle ne se contentent pas de s’inspirer des pratiques spatiales instaurées sous l’apartheid, elles les consolident. Les dimensions physiques et expérientielles liées aux déplacements dans les espaces urbains perpétuent les normes et les attentes culturelles existantes. Les conséquences de ces pratiques de surveillance vont bien au-delà de la simple observation ; elles façonnent activement les perceptions et les interactions sociétales, tissant les préjugés raciaux dans le tissu même de la vie urbaine.
Le capitalisme de surveillance en Afrique du Sud est une illustration saisissante de la manière dont les technologies guidées par les données exploitent les identités racisées tout en renforçant les mécanismes de contrôle social, en particulier dans le cadre universitaire. Le croisement des héritages historiques de l’oppression avec les pratiques modernes de surveillance crée un environnement dans lequel les communautés marginalisées continuent d’être confrontées à des inégalités systémiques.
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« Bien que Fees Must Fall apparaisse initialement en avril 2015, les manifestations massives contre les frais de scolarité excessifs et l’endettement étudiant en Afrique du Sud ne sont pas un phénomène nouveau, ces protestations étant en constante augmentation depuis la transition officielle du pays vers la démocratie en 1994. » Ces protestations ont dégénéré en affrontements violents lorsque la police et les services de sécurité de la University of Witwatersrand furent mobilisés pour empêcher par la force les personnes étudiantes d’accéder au Great Hall. La situation s’est encore aggravée avec l’expulsion forcée des journalistes hors des espaces publics par les agents de sécurité du campus, sur ordre de la direction de l’université, qui craignait que la présence des médias « n’incite et n’alimente » la contestation. https://unicornriot.ninja/2023/feesmustfall-south-africas-student-movement-for-free-education/ ↩
Traduction de l’anglais par Gauthier Lesturgie