Îles fantômes et terres inconnues
Une histoire cartographique par Victoria Addona
Vers le début du XVIe siècle, une île au nom évocateur apparaît pour la première fois sur les cartes du monde européennes, près des côtes de Terre-Neuve-et-Labrador : l’île des Démons, ainsi nommée en raison des esprits maléfiques qui, dit-on, occupent ses rivages. L’apparition cartographique d’un nouveau territoire n’était pas en soi un phénomène remarquable. Les cartographes de l’Europe du début de l’ère moderne ont sans cesse révisé l’emplacement des terres connues et récemment découvertes, en s’appuyant sur les rapports des explorateurs et sur des méthodes de navigation plus précises1. L’île des Démons rejoignait un groupe de territoires difficilement mesurables connus sous le nom d’« îles fantômes », cartographiées en tant que véritables terres émergées malgré l’absence de preuves tangibles de leur existence. Ce sont plutôt les mythes et les superstitions, les récits des marins, les légendes locales, les mirages, les exagérations, les mensonges et les coordonnées erronées qui façonnèrent les contours de ces espaces indéterminés. Des noms leur ont été donnés comme celui d’Antillia, un groupe d’îles à l’ouest du Portugal et de l’Espagne, apparemment habitées par des évêques chrétiens qui avaient fui la conquête omeyyade de l’Hispanie en 747; Isola des Santanazes, située directement au nord d’Antillia, que l’on pensait également occupée par des démons; et Hy-Brasil, une île proche de l’Irlande, enveloppée de brume et visible seulement une fois tous les sept ans2. Les îles fantômes apparaissaient et disparaissaient des cartes à mesure que les explorateurs réfutaient leur existence ou que les légendes se dissipaient de l’imaginaire collectif. Toutefois, à titre de caractéristiques cartographiques qui ont transformé l’anecdote en données factuelles, elles bousculent l’idée répandue selon laquelle la cartographie correspond à une image schématique, objective et fixe du monde. Ce faisant, ces territoires soulignent le pouvoir et la politique de la narration dans la conception culturelle du territoire mondial3.
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Voir, par exemple, les premières controverses concernant l’emplacement correct des Amériques : Toby Lester, « The Waldseemüller Map: Charting the New World », Smithsonian Magazine, décembre 2009. https://www.smithsonianmag.com/history/the-waldseemuller-map-charting-the-new-world-148815355/. ↩
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Donald S. Johnson, Phantom Islands of the Atlantic: The Legends of Seven Lands That Never Were, Londres, Souvenir Press, 1997, 131-163. ↩
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Sur les liens plus généraux entre les îles et l’imagination, voir Ricardo Padrón, « Mapping Imaginary Worlds », dans Maps: Finding Our Place in the World, dir. James Akerman et Robert Karrow, Chicago University Press, Chicago, 2007, 255-287. ↩
L’île des Démons
L’île des Démons a fait d’abord surface au fil des rumeurs avant de se matérialiser comme un corps cartographique distinct. Lorsque les explorateurs et les colons de France commencèrent à traverser l’océan Atlantique et à pénétrer dans le golfe du Saint-Laurent de manière plus fréquente à partir du début du XVIe siècle, ils racontèrent entendre des cris sinistres hantant un passage près de Hamilton Inlet. Selon les mots du frère franciscain André Thevet, qui affirme avoir localisé et visité l’île en 1553, « ils entendirent dans l’air, comme perchés sur le nid-de-pie ou sur les mâts de leurs vaisseaux, ces voix humaines faisant un grand vacarme, sans qu’ils puissent en discerner des paroles intelligibles, seulement un murmure tel que l’on entend au milieu d’un marché public un jour de marché, et ils comprirent alors que l’île des Démons n’était pas loin »1. Interprétant à tort les cris d’accouplement des fous de Bassan et des oiseaux pélagiques locaux, les explorateurs d’Europe auraient accepté ces sons confus, longtemps associés au démoniaque et à l’occulte, comme une confirmation des hypothèses que beaucoup entretenaient sur le Nouveau Monde : ils étaient en fait arrivés aux confins de la civilisation.
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André Thevet, La cosmographie universelle (Paris, 1575), trad. Mary Baine Campbell, Wonder and Science: Imagining Worlds in early Modern Europe, Cornell University Press, Ithaca, 1999, 35. ↩
La réputation de l’île comme un lieu infernal à éviter à tout prix conditionne rapidement son image. Sur la carte du monde de 1508 établie par Johann Ruysch, la première à représenter le Canada, un avertissement accompagne la figuration d’une petite île sans nom adjacente à Terre-Neuve : « Des démons ont assailli les navires près de ces îles, qui ont pu être évités, mais non sans péril »1. La carte de la Nouvelle-France de Giacomo Gastaldi, datant de 1554, est l’interprétation cartographique la plus imaginative de cette île démoniaque. La carte propose une représentation recadrée de la Nouvelle-France et de Terre-Neuve. En réduisant la distance réelle entre la côte continentale et les îlots maritimes, Gastaldi accentue l’impression d’un peuplement prospère, contrecarrant la perception européenne du Canada comme un lieu glacial et inhospitalier. Au lieu de cela, une fiction se développe à travers son interprétation de la colonisation européenne, alors que des contacts autochtones apprennent aux colons à chasser et à faire du kayak dans un paysage luxuriant de forêts boréales et de rivières fertiles. À une courte distance, l’île des Démons apparaît comme une menace pour ces scènes adjacentes d’harmonie coloniale. Ses démons légendaires dansent au bord d’une île située entre Terre-Neuve et le Labrador. À l’autre extrémité, un personnage chasse un énorme oiseau, peut-être une référence à la plus célèbre résidente de l’île, une Française nommée Marguerite de la Rocque. Elle accompagnait son oncle lors d’une mission de colonisation en Nouvelle-France parrainée par François Ier, alors roi de France, qui l’a ensuite bannie sur l’île des Démons après la découverte de son indiscrétion passionnée avec un officier. Marguerite survécut pendant deux ans et cinq mois, chassant les monstres et repoussant les démons avec son fusil et sa Bible, avant d’être sauvée par des pêcheurs et de rentrer en France2.
Il est difficile de distinguer les limites, floues, entre réalité et fiction sur la carte de Gastaldi. Les récits du vice et de la force d’âme des femmes se mêlent aux affirmations de la paix coloniale et des richesses des Amériques. Les histoires, plutôt que les coordonnées, délimitent le territoire de la Nouvelle France chez Gastaldi.
Cartographier l’inconnu
Aujourd’hui, la cartographie des débuts de l’ère moderne témoigne de l’origine d’un effort continu visant à consolider et à rationaliser les connaissances géographiques. En vue d’améliorer les méthodes de navigation, les géographes du XVe siècle reviennent à la tradition cartographique ptolémaïque, qui utilise la latitude et la longitude pour cartographier les positions spatiales. Les matrices linéaires produites par les projections géométriques abstraient le monde en unités mesurables. Lorsque Geert de Kremer [Gérard Mercator] met au point sa célèbre carte du monde en 1569, qui déforme la latitude aux pôles pour permettre de tracer des lignes de rhumb courbes comme des lignes droites, les personnes qui consultent les cartes commencent à les considérer comme des images objectives du monde. Malgré les distorsions de la taille et de la forme des continents, la projection de Mercator semblait si précise visuellement qu’elle reste omniprésente – et controversée – en tant qu’image singulière du globe1.
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Sur la projection de Mercator comme « icône de l’impérialisme occidental », voir Mark Monmonier, Rhumb Lines and Map Wars: A Social History of the Mercator Projection, University of Chicago Press, Chicago, 2010. ↩
Les cartographes se sont souvent tournés vers des stratégies plus imaginatives pour interpréter les parties inconnues du monde. Terra incognita, ou terres inconnues, symbolisait à la fois les limites des connaissances géographiques et la promesse d’une expansion future. Elles ont mis en évidence bon nombre des incertitudes épistémologiques qui troublaient les premiers explorateurs européens modernes : comment faire le lien entre les conceptions cosmographiques traditionnelles du monde et les nouvelles découvertes? Comment aligner les perceptions de civilisations autochtones florissantes avec les notions occidentales de domination culturelle? Et comment faire face à la représentation d’une image incomplète du monde?1 Certains cartographes réduisaient la taille des zones « non-découvertes » sur les cartes afin de minimiser la part du monde qui échappait encore aux connaissances européennes. D’autres, dont Gastaldi, adoptèrent une attitude plus paternaliste vis-à-vis du territoire mondial en suivant le conseil de Ptolémée visant à cartographier les terres inconnues aussi précisément que possible2. Dans la carte de la Nouvelle-France réalisée par Gastaldi, un tiers de la page imprimée est laissé en blanc pour indiquer les limites des terres colonisées par l’Europe. L’inconnu, dans ce cas, échappe à la figuration. Toutefois, il n’échappe pas à la dénomination. Selon le poète et critique littéraire canadien W. H. New, le choix cartographique de nommer les terres inconnues Parte Incognita « était une façon de les revendiquer en tant que possession intellectuelle européenne », marquant ainsi l’intention de découvrir, cartographier et posséder des terres qui existaient certainement et étaient pour la plupart habitées3. Le vide significatif de la page indique une condition temporaire : cette partie du monde est simplement inconnue pour le moment. Sa juxtaposition rapprochée au paysage florissant de la Nouvelle-France, avec des rivières nettement découpées, mais non délimitées, suggère l’éventuelle figuration – et la colonisation – de ce territoire « vierge ».
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Jose Rabasa, Inventing America: Spanish Historiography and the Formation of Eurocentrism, Norman, The University of Oklahoma Press, Norman, 1994. ↩
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Alfred Hiatt, Terra Incognita: Mapping the Antipodes Before 1600, The University of Michigan Press, Ann Arbor, 2008, 153. ↩
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W. H. New, « Mythmakers: Early Literature », dans A History of Canadian Literature, McGill-Queen’s University Press, Montréal, 2003, 20. ↩
Plus fréquemment, sur ces premières cartes modernes, les limites du monde connu offraient des espaces pour des improvisations fantaisistes, une tradition qui s’inspire des mappa mundi médiévales qui documentaient la cosmographie plutôt que la géographie. Sur des cartes telles que la Mappa Mundi de Hereford, l’architecture et les espaces bibliques, tels que la tour de Babel, l’arche de Noé et le jardin d’Éden, occupent la même surface que les villes habitées. Des monstres – des corps dotés de têtes sur la poitrine, des chiens à deux têtes et des géants, entre autres – peuplent leurs bords, êtres fabuleux témoignant de l’inépuisable créativité de Dieu1. Ces monstres n’ont pas disparu des premières cartes modernes. Au contraire, les sirènes, les licornes, les griffons et autres créatures fantastiques prolifèrent dans leurs espaces liminaires, peuplant les plans d’eau et les continents inexplorés. Si, selon les idées de l’historien de l’architecture Fernando Luiz Lara, l’abstraction et la rationalisation de l’espace sur les cartes européennes permettaient de rendre la connaissance du monde visible et compréhensible, l’inclusion de monstres signalait la dissolution de cet espace dans le domaine du figuratif et de l’imaginaire. Plutôt que de rejeter ces caractéristiques comme des éléments ornementaux stériles, l’historienne Surekha Davies invoque le concept de « machines représentationnelles » du critique littéraire Stephen Greenblatt – les processus et les dispositifs qui assurent la circulation des représentations de la différence culturelle – pour souligner la manière dont les monstres cartographiques renforcent les notions d’altérité. Davies explique en particulier comment l’imagerie et les concepts du monstrueux furent appliqués, presque trop facilement, aux stéréotypes européens des cultures étrangères, considérées comme sauvages et inférieures2. En tant que figures habitant les limites du monde connu, les monstres, comme l’abstraction spatiale, ont transformé la cartographie en un « outil idéologique de domination et d’inégalité »3.
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Lorraine Daston et Katharine Park, Wonders and the Order of Nature, 1150–1750, Zone Books, New York, 1998, 25-59. ↩
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Surekha Davies, Renaissance Ethnography and the Invention of the Human: New Worlds, Maps, and Monsters, Cambridge University Press, Cambridge, Royaume-Uni, 2016; Stephen Greenblatt, Marvelous Possessions: The Wonder of the New World, Oxford University Press, Oxford, 1991 [traduit en français par Franz Regnot sous le titre Ces merveilleuses possessions : découverte et appropriation du Nouveau monde au XVIe siècle, Les Belles lettres, Paris, 1996]. Voir également Mario Pozzi, « Politica e grandi scoperte geografiche. Alcuni aspetti e problemi » in Laboratoire italien. Politique et société 8 (2008) : 15-62. ↩
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Ricardo Padron, The Spacious Word: Cartography, Literature, and Empire in Early Modern Spain, University of Chicago Press, Chicago, 2004; Fernando Luiz Lara, « Abstraction Is a Privilege », Platformspace (juin 2021), https://www.platformspace.net/home/abstraction-is-a-privilege. ↩
Les limites de la perception
Sur les cartes du début de l’ère moderne, les îles fantômes occupaient un espace entre les coordonnées et les monstres, les faits et la fiction. Bien que cartographiés selon la même approche mathématique que les territoires concrets, ils introduisirent une part d’incertitude, plutôt que d’inconnu, dans l’espace cartographique. Comme les monstres cartographiques, leur représentation correspond à un autre mode de projection géographique, ancré dans une compréhension psychologique et subjective de l’espace. Les îles fantômes captivent, en partie, parce qu’elles inscrivent la narration dans un système de représentation du monde toujours plus rationnel. À travers leurs apparitions passagères sur les cartes, ils évoquent le pouvoir des récits à façonner l’histoire d’un lieu. Pour New, « la cartographie était […] un auxiliaire de la propriété »1. En d’autres termes, en revendiquant le contrôle de la représentation spatiale du monde, les géographes, explorateurs et colonisateurs d’Europe du début de l’ère moderne ont proclamé leur droit de propriété sur ces terres, ces ressources et sur les personnes qui les habitent. La cartographie des îles fantômes projetait davantage leur contrôle de sa réception psychique. Fruit des peurs et des exagérations des explorateurs français, la représentation cartographique de l’île des Démons confortait leurs angoisses comme fondées sur des faits, plutôt que sur des préjugés.
Mais qu’arrive-t-il à une île fantôme lorsqu’elle disparaît d’une carte? Disparaît-elle également de l’imaginaire collectif? Ou bien attire-t-elle l’attention sur la nature fictive de la cartographie, sur les frontières artificielles que nous traçons pour convertir les espaces géographiques en territoires gouvernés? Fascinés par l’interaction entre les faits et la fiction qui façonnent les attitudes culturelles à l’égard du territoire mondial, des artistes ont récemment réfléchi à ces questions en revisitant le phénomène des îles fantômes du début de l’ère moderne. Dans Phantom Islands—A Sonic Atlas, l’artiste sonore Andrew Pekler conçoit un atlas numérique des îles fantômes historiques superposé à des bandes sonores individuelles2. En naviguant d’une île à l’autre, nous obtenons non seulement des données sur chaque territoire (coordonnées, contexte, première et dernière apparition cartographique), mais nous nous engageons également dans une visite multisensorielle de chaque espace. Contredisant la primauté accordée à la vision pour appréhender le monde, Pekler simule les environnements acoustiques de l’exploration géographique non enregistrés par la longitude et la latitude, dans lesquels les cris des oiseaux peuvent être confondus avec le langage inintelligible des démons. L’artiste conceptuelle polonaise Agnieszka Kurant imagine plutôt un monde peuplé uniquement d’îles fantômes dans Map of Phantom Islands. Des îles fantômes historiques refont surface sur un vaste fond bleu pour illustrer la force durable, et peut-être dominatrice, des fictions et des mensonges, qui influencent les croyances que l’on nourrit sur le monde.
Dans le cas où l’on supposerait que les îles fantômes ne sont que des artefacts cartographiques rendus obsolètes par l’imagerie satellitaire et la bathymétrie, les géographes continuent de rappeler la fragilité de la perception humaine et le biais de confirmation lorsqu’il s’agit de notre connaissance du monde. En 2012, une notice nécrologique de Sandy Island est publiée dans le magazine Eos1. Les navires passant à proximité de la fameuse île remarquaient quelque chose d’étrange : aucune trace de masse terrestre n’apparaît sur leurs cartes de navigation. Au contraire, en regardant vers la zone correspondant aux coordonnées enregistrées de l’île, ils font une « non-découverte ». L’île qui était apparue sur les cartes et sur Google Earth a été rétrogradée au rang de radeau flottant en pierre ponce. En contradiction avec les ensembles de données des géographes d’aujourd’hui, la non-découverte de Sandy Island a mis en évidence les limites de l’abstraction et de la quantification des connaissances spatiales. Qu’il s’agisse de radeaux de pierre ponce ou de gémissements démoniaques, les îles fantômes témoignent de la tendance humaine à discerner des formes dans les nuages et à édifier des châteaux dans le ciel, à traduire l’absence de preuves et les défaillances de la perception en formes intelligibles.
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Maria Seton, Simon Williams, Sabin Zahirovic et Stephen Micklethwaite, « Obituary: Sandy Island (1876–2012) », Eos: Transactions American Geophysical Union 94 (15) : 141-142. ↩