Les territoires contestés de la prière
Shukri Sultan, s’approprier son territoire sacré dans la ville
Comment définir le territoire sacré? Au sein des sociétés occidentales, le sacré s’oppose souvent au profane selon une distinction très nette : il est confiné entre les murs d’un lieu de culte ou relégué à la sphère privée du foyer. Pourtant, lorsque nous examinons la manière dont les minorités musulmanes en Europe pratiquent leur foi, l’idée même que l’espace sacré puisse être distinct du non sacré semble bancale. C’est parce que la salât, la prière rituelle qui a lieu à cinq moments déterminés chaque jour, rend impossible le cloisonnement de la religion1. Ce rituel ne peut être repoussé à une heure ultérieure et il n’est pas toujours possible de prier dans l’enceinte d’une mosquée, d’autant plus que les minarets font l’objet d’une interdiction croissante sur le continent. Ainsi, comme d’autres personnes musulmanes, et en particulier les femmes musulmanes voilées, au Royaume-Uni, je redéfinis et réinvestis quotidiennement le territoire sacré lorsque je m’approprie un espace ordinaire et le sacralise. Cette pratique devient un acte de refus – un acte de revendication du pouvoir – face à la contestation de l’identité musulmane, notamment celle de la femme voilée.
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Dans ce texte, j’utilise indifféremment salât (également orthographié salah) et prière, bien que la prière soit une définition incomplète. ↩
Prière de Dhuhr pendant ma pause déjeuner dans une salle de réunion inutilisée du Royal Institute of British Architects, Portland Place, Londres, septembre 2022. Photographie de l’auteur. © Shukri Sultan
La création d’espaces officiels pour la prière – les mosquées – est également, à l’instar de l’identité musulmane, très contestée à travers l’Europe. Des pays tels que la Slovaquie ont adopté des législations visant à empêcher l’islam d’être officiellement reconnu comme une religion, rendant ainsi impossible la construction de mosquées1. D’autres nations, comme la France, voient dans ces édifices un espace de régulation et de surveillance, conduisant inévitablement à la production d’une version de l’islam approuvée par l’État. Cet environnement hostile a obligé les communautés musulmanes à délimiter leur territoire sacré de manière créative. En Italie, par exemple, qui ne compte que huit mosquées pour les 1,35 million de personnes musulmanes du pays, des groupes ont aménagé une série d’espaces de culte dans des lieux aussi peu conventionnels que des supermarchés, des appartements, des garages ou encore des discothèques. Documentées par le photographe Nicolò Degiorgis, qui saisit le contraste entre l’extérieur indescriptible de ces bâtiments et l’espace sacré qui se trouve à l’intérieur, ces mosquées improvisées sacralisent le banal, et étoffent la définition du territoire sacré pour y inclure le quotidien2. Aussi cachés soient-ils, ils ne sont pas passés inaperçus et ont été décrits comme des « lieux clandestins et non réglementés » par Angelino Alfano, alors ministre italien de l’Intérieur. Il a même plaidé en faveur de la fermeture de ces mosquées éphémères pour veiller à ce que l’islam soit pratiqué dans des lieux « régulés »3, ce qui signifie à nouveau que les mosquées officielles représentent un espace de contrôle étatique. D’autres problèmes auxquels sont confrontées les communautés musulmanes, tels que le nombre de membres excédant celui des mosquées existantes ou la difficulté d’obtenir un permis de construire pour de nouveaux lieux de culte, ont conduit les fidèles à sortir dans les rues pour participer à des prières en congrégation. Cette pratique a également suscité des réactions extrêmes : en 2010, la politicienne française Marine Le Pen a comparé les personnes musulmanes qui prient en public aux occupants nazis4. Pourtant, la pratique consistant à s’approprier des espaces ordinaires et quotidiens pour la salât n’est pas propre à l’Europe du XXIe siècle ; on en trouve des exemples tout au long de l’histoire islamique. La communauté musulmane de l’Arabie du VIIe siècle, qui était alors minoritaire dans la ville de La Mecque, utilisait la maison d’Arqam ibn Abi’l-Arqam, un compagnon du Prophète, pour se réunir et pratiquer son culte en congrégation. De même, les personnes voyageuses musulmanes qui se sont installées dans la Chine de la dynastie Tang au VIe ou au VIIe siècle ont probablement utilisé les espaces résidentiels pour prier, car il reste peu de preuves de la construction de mosquées à cette époque5. Ainsi, lorsque les minorités musulmanes s’approprient aujourd’hui des pubs, des cinémas ou des usines désaffectées, elles poursuivent une longue tradition6.
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« Slovakia Toughens Church Registration Rules to Bar Islam », Reuters, 30 novembre 2016, https://www.reuters.com/article/us-slovakia-religion-islam-idUSKBN13P20C. ↩
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Nicolò Degiorgis, Hidden Islam: Islamic Makeshift Places of Worship in North East Italy, 2009–2013, Rorhof, Bolzano, Italie, 2014. ↩
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« Italy to Crack down on ‘Secret’ Mosques », The Local Italy, 28 novembre 2015, https://www.thelocal.it/20151128/italy-to-shut-down-clandestine-mosques/. ↩
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« Je suis désolée, mais pour ceux qui aiment beaucoup parler de la Seconde Guerre mondiale, s’il s’agit de parler d’occupation, on pourrait en parler, pour le coup, parce que ça c’est une occupation du territoire ». Marine Le Pen, « Prière de rue et ”occupation nazie” : Marine Le Pen renvoyée en correctionnelle », France24, 22 septembre 2015, https://www.france24.com/fr/20150922-priere-rue-occupation-nazie-marine-le-pen-tribunal-justice-islam-provocation-discrimination. ↩
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Nancy Shatzman Steinhardt, China’s Early Mosques, édition 2018, Edinburgh University Press, Édimbourg, 2015. ↩
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La Old Kent Road Mosque, dans le sud de Londres, était à l’origine un pub victorien et la Aziziye Mosque, dans l’est de Londres, était initialement un cinéma. ↩
La prière d’Asr dans un coin gênant de la gare de Blackfriars, Londres, août 2022. C’est un endroit où j’ai été réprimandé pour avoir prié. Photographie de l’auteur. © Jabir Mohamed et Shukri Sultan
Ces exemples, tant historiques que contemporains, démontrent que la prière rituelle est une pratique spatiale, et pourtant, elle ne peut être confinée. Au contraire, comme le dit le récit prophétique, « la terre toute entière est un lieu de prière »1. La salât est un exercice qui nous relie, nous les personnes musulmanes, non seulement à Dieu, mais aussi – selon les heures de prière prescrites par l’orbite de la terre autour du soleil – au cosmos dans son ensemble. Historiquement, le temps de prière était calculé soit à l’aide d’un astrolabe, soit en mesurant le raccourcissement et l’allongement de sa propre ombre. Les gestes manifestes de la prière – se tenir debout, s’incliner, se prosterner – relient le corps aux dimensions intérieures et immatérielles de ce rituel (la culture de la présence), tissant un lien entre le corps, l’âme et le cosmos2. La salât est une pratique unificatrice qui entend nous rendre sensibles aux phénomènes naturels qui nous entourent. Avec la mécanisation du temps, la prière quotidienne nous rappelle qu’il est une notion subjective et divine.
Le rythme de la salât affecte également notre manière d’interagir avec la ville. Tout comme l’horaire de la prière est déterminé par l’orbite de la terre, nos vies gravitent à leur tour autour de la prière en s’organisant autour d’elle. Ce rituel a pour but de se détacher complètement de son environnement et d’entrer dans un dialogue intime avec Dieu. Il s’agit d’un exercice de discipline mentale, à l’ère des notifications et des distractions constantes, se déconnecter pendant cinq minutes et cultiver sa présence demande plus de maîtrise de soi qu’on ne le pense. Pour atteindre cet état méditatif, un lieu calme est nécessaire. Si je me réfère à ma propre expérience, la recherche d’un espace de prière commence avant même que je ne sorte de chez moi. Lorsque je fais du vélo, je planifie mon itinéraire de manière à pouvoir m’arrêter et prier dans un parc. Dans d’autres cas, quand le temps est compté, j’ai appris à improviser, en dénichant des cages d’escalier, des couloirs tranquilles, des placards de rangement ou encore des vestiaires à m’approprier. Mon choix de l’emplacement est conditionné non seulement par le degré de tranquillité, mais aussi par la disponibilité, la proximité, l’intimité et, surtout, la sécurité que je peux y trouver, puisque la prière n’est pas seulement une pratique spatiale, mais également une pratique corporelle qui subit l’impact des limitations sociétales imposées au corps.
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Comme le dit le hadith, « The entire earth has been made a place of prayer, except for graveyards and washrooms » [La Terre entière est un lieu de prière, sauf le cimetière et le hammâm]. Abu Amina Elias, « Hadith on Prayer », Daily Hadith Online, 23 mars 2013, https://abuaminaelias.com/dailyhadithonline/2013/03/23/whole-earth-is-a-masjid-mosque/. ↩
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Les méthodes traditionnelles de mesure du temps de prière, par l’utilisation d’un astrolabe, d’un cadran solaire ou du corps, sont désormais remplacées par des applications mobiles. ↩
Une prière Maghrib très tardive dans une rue secondaire de Hammersmith, Londres, août 2022. Le temps était compté ici, d’où le décor sordide - je dînais à proximité et je me suis souvenu de la prière alors qu’il ne restait que 5 minutes du temps prescrit. Photographie de l’auteur. © Shukri Sultan
Les notions mêmes de citoyenneté et de droit à l’existence sont particulièrement imbriquées avec le corps hautement politisé de la femme musulmane voilée. Les législations conçues pour le contrôler — sous la forme d’interdictions du niqab et du hijab avancées sous le couvert de la sécurité nationale, de l’« anti-séparatisme » ou de l’éternelle illusion coloniale de la libération — ont abouti à la marginalisation des femmes musulmanes dans l’espace public. Ce corps voilé est un champ de bataille pour des idéologies opposées, chacune souhaitant exercer un contrôle sur lui et se l’approprier pour en tirer un avantage politique. C’est un corps qui, aux yeux de beaucoup, n’existe pas en tant que tel – il est dépourvu d’autonomie et n’est jamais vu qu’en relation avec une figure d’autorité masculine. Lorsque nous sommes décrites comme « traditionnellement soumises » ou comparées à des « boîtes aux lettres » et à des « braqueuses de banque » – mots respectifs des anciens premiers ministres britanniques David Cameron et Boris Johnson1 – même le fait de marcher, de faire du vélo ou du skateboard, le simple fait d’exister et d’occuper l’espace, devient un acte de résistance.
Comme l’écrivait le philosophe politique martiniquais Franz Fanon dans les années 1960, « la femme qui voit sans être vue frustre le colonisateur »2. Ces dernières années, cette frustration s’exerce de plus en plus par des actes de violence dans les espaces publics. Que ce soit dans un café à Sydney3, sous la Tour Eiffel4, sur un banc à Montpellier5 ou en attendant un train dans une station du métro londonien6, les femmes visiblement musulmanes sont violemment attaquées. La poétesse britannique Suhaiymah Manzoor-Khan affirme que « nos hijabs nous sont arrachés dans la rue parce qu’ils sont criminalisés par l’État »7. Dans la semaine qui a suivi les remarques insensibles et calomnieuses de Boris Johnson, le nombre d’attaques islamophobes a augmenté de 375 %8. Des géographes féministes ont effectué des recherches et écrit sur l’effet de la peur dans la façon dont les femmes naviguent l’espace public9. Mais pour les femmes musulmanes, cette crainte commune est exacerbée par la menace imminente de cette violence racialisée et sexiste. Ainsi, lorsque je déroule mon tapis pour la prière du maghrib (crépuscule) dans une petite ruelle du centre de Londres, mon intention est de me soumettre à mon Seigneur, mais mon acte de dévotion devient involontairement un acte de défi.
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Matt Payton, « Muslim women ridiculing David Cameron over comments about ‘traditional submissiveness’ », The Independent, 25 janvier 2016, https://www.independent.co.uk/news/uk/home-news/lim-women-ridiculing-david-cameron-over-comments-about-traditional-submissiveness-a6832351.html; Press Association, « Boris Johnson cleared over burqa comments », The Guardian, 20 décembre 2018, https://www.theguardian.com/politics/2018/dec/20/boris-johnson-cleared-over-burqa-comments. ↩
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Franz Fanon, « Algeria Unveiled », dans A Dying Colonialism, Grove Press, New York, 1965 [publié en français sous le titre l’An V de la révolution algérienne, Éditions François Maspero, Paris, 1959]. ↩
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« Pregnant Muslim woman attacked in Sydney cafe feared she would be killed, court hears », The Guardian, 15 septembre 2020, https://www.theguardian.com/australia-news/2020/sep/15/pregnant-muslim-woman-attacked-in-sydney-cafe-feared-she-would-be-killed-court-hears. ↩
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« Two French women charged over ‘racist’ stabbing of veiled Muslim women », France 24, 22 octobre 2020, https://www.france24.com/en/live-news/20201022-two-french-women-charged-over-racist-stabbing-of-veiled-muslim-women. ↩
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@@DecolonialNews, « Aujourd’hui à Montpellier, plusieurs jeunes femmes musulmanes dont certaines portant le #Hijab se sont faites agresser par un homme », Twitter, 12 avril 2022, 10h09, https://twitter.com/DecolonialNews/status/1513882082912710676; Anadolu Agency, « Man to stand trial for assault of 2 Muslim women wearing hijab », 16 avril 2022, Daily Sabah, https://www.dailysabah.com/world/islamophobia/man-to-stand-trial-for-assault-of-2-muslim-women-wearing-hijab. ↩
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Caroline Mortimer, « CCTV footage shows moment pensioner ‘deliberately’ shoved woman into path of London Tube train », The Independent, 19 avril 2016, https://www.independent.co.uk/news/uk/crime/cctv-footage-shows-moment-pensioner-deliberately-shoved-woman-into-path-of-tube-train-a6991566.html. ↩
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Suhaiymah Manzoor-Khan, Tangled in Terror: Uprooting Islamophobia, Pluto Press, Northampton, 2022, 169. ↩
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Nawal Mustafa, Muslim Women Don’t Need Saving: Gendered Islamophobia in Europe, Transnational Institute, Amsterdam, 2020, 6, https://www.tni.org/files/publication-downloads/gendered_islamophobia_online.pdf. ↩
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Leslie Kern, Feminist City: A Field Guide, Verso, Croydon, 2020. [Traduit en français par Arianne DesRochers sous le titre Ville féministe, les éditions du remue-ménage, Montréal, 2022]. ↩
Prière d’Isha, Bibliothèque Bartlett, University College London, décembre 2021. Photographie de l’auteur. © Shukri Sultan
La prière, une pratique si ordinaire, mais essentielle à mon bien-être spirituel et mental, est aussi fondamentale dans la manière dont je participe et exerce mon droit à la ville, en particulier face à la privatisation, la réglementation et la monétisation croissantes du domaine public1. Lorsque ma capacité à prier en public est limitée, mon accès à la sphère publique l’est également. Par exemple, bien que je prenne des précautions pour passer inaperçue, il m’est arrivé de me faire poliment reprocher de prier dans le recoin d’une gare, puisque cet acte est toujours considéré comme une violation des codes de conduite régissant cet espace. Par la prière, je mets en évidence les règles implicites de l’urbanisme néolibéral qui n’étaient peut-être pas perceptibles. En délimitant le territoire urbain sacré à l’échelle individuelle, les personnes musulmanes participent à une conversation plus large sur la question de déterminer qui a le droit d’accéder à la ville, de l’occuper et d’y être visible.
La redéfinition et la renégociation du territoire sacré sont nécessaires pour que la salât – la pratique déterminante de l’existence musulmane – soit maintenue. Trouver un espace pour la prière est une condition essentielle pour cultiver et nourrir une vie spirituelle saine, qui à son tour atténue et adoucit les difficultés qui accompagnent la vie dans la métropole moderne. Pourtant, dans une Europe fortement polarisée, cet acte vital de culte sera toujours perçu comme un acte étrange accompli par l’autre. Pour que cela cesse d’être le cas, l’Europe doit non seulement réévaluer sa relation avec les minorités musulmanes, mais aussi faire face aux paramètres étroits de sa propre identité qui nécessite une altérisation2. D’ici là, le territoire sacré des personnes musulmanes, qu’il soit officiellement délimité par les murs d’une mosquée ou temporairement marqué par mon tapis, sera toujours un espace contesté et politisé. Le corps d’une femme musulmane continuera d’être utilisé comme un « terrain de jeu pour la misogynie raciste », limitant son accès à la sphère publique3. Et néanmoins, chaque fois que je déroule et étale mon tapis de prière, je persiste à exercer mon droit à disposer de mon espace dans la ville.
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Les limitations de l’espace de prière ont été prises en compte par les entreprises désireuses de cibler une clientèle et un public musulmans. Il est donc désormais possible de trouver des espaces de tranquillité destinés à la prière dans les centres commerciaux récemment construits. De même, les institutions qui s’efforcent d’instaurer un environnement de travail ou d’enseignement inclusif ont alloué des espaces de calme et de prière. ↩
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La crise des personnes réfugiées en Ukraine a fait apparaître au grand jour les populations que l’Europe considère comme dignes de la citoyenneté. Des responsables politiques et des journalistes ont ouvertement déclaré que la sympathie et la citoyenneté devraient être accordées aux personnes « civilisées » et « qui nous ressemblent ». Moustafa Bayoumi, « They are ‘civilised’ and ‘look like us’: the racist coverage of Ukraine », The Guardian, 2 mars 2022. ↩
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Lola Olufemi, Feminism, Interrupted: Disrupting Power Book, Pluto Press, Londres, 2020, 87. ↩