Fictions de fictions
Piper Bernbaum sur les réalités matérielles et les fictions urbaines des guerres de l'érouv à Jérusalem
C’est Shabbat. J’arrive dans la rue Jaffa à Jérusalem, après avoir pris le sherut (taxi minibus circulant entre plusieurs villes) depuis Tel Aviv, et j’attends maintenant qu’on m’emmène à Kiryat Yovel, un quartier voisin, pour y faire une visite à pied seule. Les rues sont vides, aucun magasin n’est ouvert et personne ou presque ne se trouve à l’extérieur. Même le fameux marché de Mahané Yehuda est fermé; les odeurs délicieuses et la musique vibrante qui imprègnent habituellement ses allées et son marché sont absentes. Le shabbat influence fortement la ville, c’est un jour de repos, d’observance et de prière fondé sur un ensemble unique de lois religieuses. Jérusalem respecte ce contrat d’observance et revêt, pendant cette journée, son visage le plus sacré1.
Je suis venue à Jérusalem pour y observer son érouv et en apprendre davantage sur l’histoire mouvementée des guerres qui y sont liées.
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Shabbat (hébreu), Shabbos (yiddish) et le Shabbat ou chabbat (français) sont des termes interchangeables dans la foi juive pour commémorer la création divine des cieux et de la terre en six jours, puis une journée de repos le septième jour de la semaine. Le Shabbat est un jour de répit pour le travail et les affaires respecté chaque semaine, commençant au coucher du soleil le vendredi soir et se terminant au coucher du soleil le samedi soir. Le respect du shabbat est le quatrième des dix commandements transmis par Dieu aux Israélites après leur sortie d’Égypte. ↩
Je suis tombée en amour avec l’érouv en Amérique du Nord. J’ai sillonné Manhattan et Brooklyn, Boston et Buffalo, Toronto et Montréal, à sa rencontre, un artefact magnifique et léger qui traduit la survie, la préservation, l’autodétermination, le care, la communauté, le respect, la tolérance et la simplicité. Chaque fil de fer aperçu me racontait l’histoire d’une communauté, de ses besoins et de la manière dont elle s’occupait affectueusement de la vie quotidienne de sa ville. Les échanges et les négociations activés par l’érouv entre une communauté et sa commune dessinent les contours d’un monde pluraliste et solidaire. Finalement, l’érouv offre un espace de tolérance, et je me laisse volontiers emporter par l’optimisme urbain qu’il représente. Pourtant, alors que mon esprit retourne au banc sur lequel je suis assise dans la rue de Jaffa, je commence à comprendre que l’érouv fonctionne tout à fait différemment ici à Jérusalem.
Pendant un certain temps, je me suis demandée si la totalité d’Israël pouvait être considérée comme un érouv. Ses frontières sont délimitées par la mer Méditerranée d’un côté et par des postes-frontières, des murs, des portes et des points de contrôle surveillés de l’autre. Sur une carte de Jérusalem découverte en lisant le livre de l’artiste Sophie Calle, L’Erouv de Jérusalem, une ligne dessine une frontière sinueuse et énorme qui trace les collines ondulantes de la ville1. Il me semblait cohérent qu’une cité pieuse souhaite qu’un érouv englobe la plupart des quartiers pour le bénéfice de sa population pratiquante. Les érouvim sont toujours discrets et volontairement difficiles à trouver. Ils se fondent dans leur environnement et se fabriquent souvent à partir d’infrastructures déjà existantes. Après des années passées à repérer ces frontières, je sais maintenant à quoi m’attendre afin d’en déceler les subtilités. Pourtant, lorsque je suis arrivée à Jérusalem, j’ai trouvé des parties et des éléments de l’érouv qui menaient à des impasses et à des frontières tronquées. J’ai dû faire preuve de vigilance pour retrouver les traces d’érouvim, faute d’avoir pu en identifier les limites. Ici, les érouvim ont été construits au hasard, situés à des endroits insolites et fréquemment inachevés, et ne définissent certainement pas un espace religieux (clos) kasher. Le fil de pêche flotte au vent et s’attache aux poteaux et aux clôtures, ses extrémités ouvertes et rompues dessinant des limites fragmentées le long des routes et des rues – des vestiges de l’érouv, ou de quelque chose qui y ressemblait. Pour la plupart des gens, ces traces sont imperceptibles, mais pour moi, il était étrange de voir quelque chose qui semblait si sacré et si rare être aussi répandu, délaissé et en grande partie dysfonctionnel.
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Sophie Calle, L’Erouv de Jérusalem, Arles, Actes Sud, 2002. ↩
J’ai tenté de trouver des réponses à Jérusalem. Aussitôt que j’ai commencé à tirer sur le fil figuratif de l’érouv parcourant la ville, toute une tapisserie a commencé à s’effilocher. J’ai trouvé de nombreux exemples d’érouvim modestes et bien entretenus autour de certains quartiers et de communautés religieuses privatisées, mais peu d’entre eux se trouvaient à proximité du centre-ville. Ils entouraient généralement un quartier fermé et étaient destinés à une petite communauté (comme Beit Me’ir) qui maintenait ses limites de manière indépendante, ou encerclaient de petites enclaves religieuses et des quartiers nouvellement construits.
À Jérusalem, l’histoire des guerres de l’érouv et des relations douteuses a conduit à un désordre d’érouvim inopérants disséminés à travers la ville1. J’ai eu la chance de discuter avec une poignée de personnes impliquées dans ces conflits, qui opposent les communautés laïques et ultraorthodoxes; chacune avait une opinion bien arrêtée sur le rôle de l’érouv. Les groupes laïques affirment que les communautés ultrareligieuses utilisent les érouvim pour prendre le contrôle de quartiers existants en vue d’une expansion territoriale. Des quartiers laïques comme Kiryat Yovel ne sont pas préoccupés par la présence de divers groupes religieux, mais considèrent que les communautés ultrareligieuses cherchent à évincer les autres personnes résidentes afin de contrôler les écoles et les transports publics, rendant ainsi le quartier peu attractif. D’autre part, les groupes ultraorthodoxes affirment que l’érouv représente leur droit de culte et qu’il facilite l’accès aux espaces religieux partagés et rend la ville plus pieuse, indépendamment des personnes qui y habitent. On peut se demander pourquoi une frontière devrait être établie dans un petit quartier où il n’y a pas de grande communauté ultraorthodoxe. Ici, l’érouv s’est transformé d’une pratique d’indulgence et d’acceptation en une pratique de conflit, de suspicion et d’exclusion. Les communautés laïques dénoncent, détruisent et vandalisent les délimitations lorsqu’elles apparaissent dans leur quartier sans préavis ni autorisation, tandis que les ultraorthodoxes installent sans cesse de nouveaux érouvim dans ces mêmes zones, sans nécessairement avoir l’intention de les achever ou de les utiliser. Les activistes des deux camps ont eu recours à des techniques tout à fait inhabituelles pour redéfinir et de modifier l’existence de l’érouv : en le rendant plus visible, en superposant plusieurs érouvim, en accrochant des panneaux de protestation et en exigeant que les services de bus et de train soient adaptés afin de respecter la nature religieuse du quartier. À un endroit où les pratiques territoriales sont déjà si conflictuelles, il m’a semblé décourageant de voir l’érouv déployé comme un outil de division au lieu d’une inclusion symbolique.
En conduisant d’un quartier à l’autre avec mon interprète à mes côtés et mon appareil photo en bandoulière, je fus déconcertée d’observer comment l’érouv se transformait sous mes yeux en la forme la plus dévoyée de l’architecture. Tout d’abord, il formait une extension symbolique de la maison tissée au fil des murs de la ville. Ensuite, il est devenu une forme furtive d’urbanisme à travers la diaspora qui réinterprétait les matériaux quotidiens en éléments architectoniques. Puis, en tant que revendication de l’espace, il est apparu comme un moyen de survie religieuse. L’érouv, qui avait toujours été synonyme de la notion d’abri et correspondait à la conception formelle la plus élémentaire de l’architecture en tant qu’espace doté de murs, d’ouvertures et d’un toit pour la protection, n’était plus que le reflet d’une histoire mouvementée. Il est ainsi devenu un acte de revendication territoriale, sa limite traduisant le contrôle de l’espace plutôt que la confiance et la diversité des besoins entre des communautés plurielles.
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Yair Ettinger, « Rift Has Roots in Eruv Dispute », Haaretz.com, 22 février 2010, [https://www.haaretz.com/2010-02-22/ty-article/rift-has-roots-in-eruv-dispute/0000017f-f88b-d2d5-a9ff-f88f2acc0000] (https://www.haaretz.com/2010-02-22/ty-article/rift-has-roots-in-eruv-dispute/0000017f-f88b-d2d5-a9ff-f88f2acc0000) ; VINnews, « Jerusalem — Activists: Police Waging War against Secular Protesting Charedi Eruv », VINnews, 21 février 2010, https://vinnews.com/2010/02/21/jerusalem-activists-police-waging-war-against-secular-protesting-charedi-eruv/. ↩
Au cours de mes nombreuses discussions avec des personnes engagées dans les guerres de l’érouv, je me suis renseignée sur les baux signés avec la ville et les permis de construire utilisés pour installer l’érouv au sein des communautés. C’est une pratique courante en Amérique du Nord et c’est ce qui la rend pluraliste. J’ai demandé : comment le contrat a-t-il été établi? Comment se sont déroulées les négociations? À chaque fois, j’ai recueilli des regards vides. Ces pratiques ne sont pas en vigueur à Jérusalem : pas de bail, pas de permis, pas de négociations. J’ai appris que, historiquement, un grand érouv à Jérusalem pouvait être partagé par de nombreuses synagogues et communautés, mais qu’aujourd’hui, un nombre inconnu d’érouvim chevauchent allègrement cette limite, et dont la plupart ne sont ni documentés ni communiqués publiquement. Pourquoi? Parce que les communautés ne se font pas confiance pour l’entretien de l’érouv et veiller à ce que l’espace reste kasher. La plupart des érouvim de Jérusalem semblent exister par souci de soi plutôt que par sollicitude collective.
À Jérusalem, l’érouv refigure encore le territoire, mais je crois que ces poteaux que j’ai repérés autour de la ville et à travers les régions des conflits de l’érouv ne sont pas des érouvim. À ce stade, l’érouv est devenu tout autre chose. Je crois que ses valeurs ont toujours été enracinées dans un acte de participation, y compris dans les premières interprétations talmudiques. Toutefois, sans la capacité ou le désir de négocier son existence entre les personnes et le lieu, le réel et le symbolique, et le contexte et l’engagement au moyen de contrats et d’accords, l’érouv hiérosolymitain relève peut-être plus de la fiction que de la fiction juridique.
Cet article a été traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.