Projeter le paysage
Alec White réfléchit au rôle des belvédères dans la conception du territoire
Ce récit est le résultat d’une excursion au cours de l’hiver 2022 où j’ai visité trois belvédères construits aux abords de sites miniers situés dans les villes de Thetford Mines, d’Asbestos et de Malartic. D’apparences anodines, on retrouve ces dispositifs architecturaux à bien des endroits. Après tout, qui n’a jamais entrepris une promenade en nature ou dans un parc débouchant sur un belvédère permettant d’y admirer le paysage? Le belvédère – apparu au XVIe siècle lors de la Renaissance italienne sous le terme bel vedere signifiant « belle vue »1 – agit comme un guide pour nos corps et notre regard. Au loin, il nous indique « ici se trouve un paysage digne d’être vu, venez ». Son agencement architectural oriente nos déplacements et cadre notre regard vers un paysage pensé, a priori, comme étant plaisant. Ainsi, le belvédère est un instrument qui permet de concevoir des paysages, au sens physique comme au sens figuré. Les belvédères qui m’intéressent sont situés aux abords de sites où les paysages présentés aux visiteurs ont un caractère ambigu, litigieux, éloigné d’une nature idyllique ou d’un panorama urbain époustouflant. Ce sont des sites où l’activité industrielle a altéré drastiquement la nature. C’est de cette distorsion, provoquée par la présence de belvédères à de tels endroits qu’émerge la volonté de considérer ces constructions dans le cadre de la figuration du territoire.
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The Editors of Encyclopaedia Britannica, « belvedere », Encyclopedia Britannica, 27 mai 1999, https://www.britannica.com/art/belvedere. ↩
Thetford Mines
Thetford Mines, ville d’un peu plus de 25 000 habitants, est historiquement liée aux mines d’amiante. Les montagnes noires de déchets miniers qui s’imposent tout autour d’elle nous le rappellent. Deux belvédères sont érigés sur le territoire de la municipalité et accompagnent des puits de mines désaffectés. Le premier, situé aux abords de la Mine Lac d’Amiante, fut construit en 1991 par l’organisme Tourisme Amiante et fut pendant longtemps un attrait touristique majeur pour la région1. Or, en 2010, l’effondrement de la route 112 longeant la mine force la fermeture du populaire belvédère2. Ainsi, dans l’urgence, Tourisme Région de Thetford décide d’ériger un nouveau belvédère aux abords de la plus petite Mine British Canadian. Plus récent et plus modeste que le premier, il attire tout de même chaque année un nombre important de visiteurs qui viennent regarder cet ancien puits minier aujourd’hui rempli d’une exotique eau turquoise3.
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Tourisme Amiante, Dossier de candidature pour Les grands prix du tourisme québécois, Thetford Mines, 1993. Centre d’archives de la région de Thetford. ↩
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« La région de Thetford Mines réclame sa route 112 », Le Soleil, 30 octobre 2012, https://www.lesoleil.com/2012/10/30/la-region-de-thetford-mines-reclame-sa-route-112-82ec8d6c179928edee5d39b4e6fa2845. ↩
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Claudia Fortier, « Investissement de 40 000 $ au belvédère de la mine BC », Courrier Frontenac, 18 octobre 2021, http://www.courrierfrontenac.qc.ca/actualite/investissement-de-40-000-au-belvedere-de-la-mine-bc-thetford/. ↩
Il est indéniable que les belvédères de Thetford Mines – comme beaucoup d’autres – remplissent une fonction économique liée au tourisme. Historiquement créées par et pour l’industrie de l’amiante, les communautés locales de la région de l’amiante demeurent aujourd’hui les héritières de ces ruines1. Sur les déchets de cette industrie qui a définitivement cessé son activité depuis 2011, l’industrie touristique locale se console en recyclant pour quelques maigres bénéfices ces paysages lunaires composés de près 800 millions de tonnes de déchets miniers2. Serions-nous dans le cas d’un tourisme de ruines? Peut-être, mais plutôt que de visiter les vestiges d’une cité ancienne datant de 2500 ans av. J.-C., nous sommes face à des ruines vieilles de moins d’un siècle. Dans le texte Résidus scripturaires d’une dérive au pays de l’amiante, Dalie Giroux et Amélie-Anne Mailhot proposent d’aborder ces restes de l’industrie minière sous le prisme du concept de l’anti-monument de Robert Smithson : « c’est un monument inconscient, qui serait un effet plutôt qu’une cause : sablières et autres carrières, grands bâtiments abandonnés, autant d’infrastructures gigantesques et de résidus industriels sans fonction – négativité pure »3. Pour l’industrie touristique, le belvédère agit comme moyen de production. Et que produit-il? Des paysages. Dans son texte L’arrière-paysage : des origines technologiques du paysage, Michael Jakob explique que l’essor du paysage, comme objet esthétique autonome, est le résultat de différentes technologies liées à la représentation et au regard survenues pour la plupart lors de la Renaissance italienne; instruments de mesure, fenêtre moderne, cadre, bordure, loggia, en autres. Ainsi, derrière cette représentation finale du paysage, il y aurait un enchevêtrement de différentes technologies qui la rendrait possible4. Notons que le belvédère apparait lui aussi à la même époque et ce sous plusieurs formes, dont celle, mentionnée par Jakob, d’une loggia5. Le belvédère serait donc un dispositif architectural réunissant un ensemble de technologies, faisant de lui une « machine à paysager »6.
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« La région de l’amiante presse Québec de planifier la transition », Le Devoir, 14 août 2013, https://www.ledevoir.com/politique/quebec/385090/la-region-de-l-amiante-presse-quebec-de-planifier-la-transition. ↩
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Alexandre Touchette, « Le lobby de l’amiante encore très actif au Québec », Radio-Canada, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1130520/lobby-amiante-quebec-chrysotile-mines-residus; « Plus de 400 milliards $ de résidus miniers », Courrier Frontenac, 6 décembre 2019, https://www.courrierfrontenac.qc.ca/actualite/plus-de-400-milliards-de-residus-miniers/. ↩
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Dalie Giroux et Amélie-Anne Mailhot, « Résidus scripturaires d’une dérive au pays de l’amiante », dans Aller à, faire avec, passer pareil, dir. Edith Brunette et François Lemieux, Montréal : Galerie Leonard & Bina Ellen et Université Concordia, 2021, p. 31. Publié à l’occasion d’une exposition du même titre, organisée par et présentée à Galerie Leonard et Bina Ellen, du 11 février au 27 mars 2021. ↩
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Michael Jakob, L’arrière-paysage; des origines technologiques du paysage, Paris : Éditions B2. ↩
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The Editors of Encyclopaedia Britannica, « belvedere ». ↩
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Jakob, L’arrière-paysage, p. 68. ↩
En ce sens, l’exemple du belvédère de la Mine Lac d’Amiante de Thetford Mines est éloquent. On y retrouve une plateforme surélevée, des baies vitrées munies de cadres, ainsi qu’un système de jumelles fixes. Un ensemble d’éléments qui produisent des paysages par lesquels l’industrie touristique attirera des visiteurs. Aujourd’hui, au-dessus de ces puits miniers désertés par l’industrie minière et la biodiversité, notons qu’il est tout de même possible d’observer, volant au-dessus des puits de mine, ces grands charognards que sont les urubus à tête rouge1. Du haut de ses belvédères et à sa manière, l’industrie touristique locale perçoit ces encombrantes carcasses de l’ère minière comme une potentielle source de profit, aussi maigre-soit-il.
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Morgan Lowrie, « Cinq ans après la fermeture de la mine Jeffrey, Asbestos tente de renaître », Le Devoir, 25 août 2016, https://www.ledevoir.com/non-classe/478516/regions-cinq-ans-apres-la-fermeture-de-la-mine-jeffrey-asbestos-tente-de-renaitre. ↩
Asbestos
Sur le belvédère industriel de la ville d’Asbestos – aujourd’hui rebaptisé Val-des-Sources – les mentions au passé minier sont omniprésentes. Ce dispositif à travers lequel nous sommes amenés à nous déplacer fonctionne comme une sphère ludico-esthétique, comme un lieu de divagation, mais ce qui est donné à ressentir et à percevoir est foncièrement intéressé1. Le sentier aménagé pour se rendre sur la plateforme traverse différentes reliques et panneaux d’informations en lien avec l’industrie minière. Sur certaines affiches, le propos est frontalement élogieux pour ce « minéral magique » qui fait qu’Asbestos dort sur « un trésor enfoui »2. Le panneau apposé sur le garde-corps de la plateforme décrit la chronologie du site auquel nous faisons face. L’histoire de ce qui se trouve devant nous commence en 1880 et se divise en différentes « ères » dans lesquelles les changements technologiques et les modes d’exploitation du sol dictent le déroulement de cette entreprise d’extraction de « l’or blanc ». Aucune mention de l’occupation précoloniale du territoire par les Abénakis bien antérieure à 1880, des conflits sociaux ayant marqué l’histoire de la mine – pensons ici à la violente Grève de l’amiante de 1949 – ni des propriétés fortement cancérigènes de cette roche magique qu’est l’amiante3. Accompagnant les visiteurs du site, ce narratif influence la représentation du paysage et son histoire lorsque les visiteurs se rendent au belvédère.
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Jakob, L’arrière-paysage, p. 68. ↩
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Panneaux d’informations présents sur le site. ↩
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Jean-Marie Dubois et Nathan Baker, « Val-des-Sources (Asbestos) », L’Encyclopédie Canadienne, 12 septembre 2009, dernière modification 6 janvier 2021, https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/asbestos. ↩
Ainsi, il apparaît pertinent de considérer le belvédère comme un dispositif, mais dans un sens plus large qu’un strict ensemble de technologies répondant à une fonction économique. Michel Foucault évoque le dispositif comme étant « un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques »1. Le dispositif, « c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments » et qui possède « une fonction stratégique dominante » de « manipulation de rapports de force […] dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent »2. Ainsi, par son agencement paysager, ses énoncés historiques et géologiques qui accompagnent le site, ou bien par le jugement de valeur qu’il suggère en valorisant ce paysage, le belvédère s’appuie sur des relations de savoir-pouvoir, tout comme il en produit. Il indique des façons d’être, de percevoir et de ressentir. De manière générale, il forme des sujets, qui, eux, supportent un ordre politique. Reste à se demander de quel ordre il est question.
Malartic
Le belvédère de la mine de Malartic est situé au sommet du Mur vert, une butte artificielle d’environ 15 mètres de haut qui sépare la petite ville de mon enfance de la mine Canadian Malartic, plus grande mine d’or à ciel ouvert du pays. Du haut de celui-ci, le paysage présenté est relativement nouveau. À vrai dire, ce qui est aujourd’hui cet immense site en activité 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par année était, il y un peu plus de 10 ans, un quartier résidentiel de plus de 200 bâtiments, dont trois écoles, un CHSLD, ainsi que l’appartement que ma famille occupa jusqu’au début des années 2000.
En 2006, quand la compagnie Osisko – aujourd’hui Canadian Malartic – lance son projet, les résidents du quartier empiétant sur le gisement convoité se voient offrir le choix entre l’expropriation avec compensation ou l’expropriation sans compensation. Comme les dispositions de la Loi sur les mines du Québec ont préséance sur les droits de propriété, refuser de remettre sa propriété à la compagnie minière se veut alors tout simplement impossible1. Avec ou sans le consentement des communautés allochtones et autochtones impactées, le projet aura lieu. S’il fait le bonheur de certains, le paysage aujourd’hui célébré par ce belvédère demeure aussi le résultat du malheur des autres. Ce qui sous-tend ce paysage gargantuesque, c’est aussi la continuité d’un projet colonial de dépossession territoriale infligé aux fils des décennies à la Nation algonquine Anishinabeg. C’est le résultat d’expropriations – parfois au moyen de la force policière – des colons et d’une communauté locale divisée2. C’est aussi un saccage environnemental à ce jour encore perpétué – Canadian Malartic est l’un des pires délinquants environnementaux des 10 dernières années ainsi que le 22e plus grand émetteur de dioxyde de carbone du Québec3. Et si un paysage pouvait en cacher un autre?
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Laura Handal Caravantes, « 3. Mines; L’histoire d’une triple dépossession », dans Dépossession, dir. Simon Tremblay-Pepin, Montréal : Lux, 2015, p. 145. ↩
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« Le dernier résistant à la minière Osisko à Malartic a été sorti par la force de sa résidence, lundi matin », La Presse, 9 août 2010, https://www.lapresse.ca/actualites/regional/201008/09/01-4305078-le-resistant-de-malarctic-est-sorti-de-force-de-chez-lui.php. ↩
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Annabelle Blais et Charles Mathieu, « Pollueurs en série au Québec: la mine d’or de Malartic est le plus grand récidiviste », Le Journal de Montréal, 19 avril 2022, https://www.journaldemontreal.com/2022/09/01/la-mine-dor-de-malartic-est-le-plus-grand-recidiviste; « Le Top 100 des pollueurs », Le Journal de Montréal, https://www.journaldemontreal.com/le-top-100-des-pollueurs. ↩
Dans Philosophie de l’architecture, Ludger Schwarte nous invite à considérer le concept de paysage en rapport avec l’art des jardins issu de l’Europe du début des Temps modernes. À l’époque, les jardins étaient considérés comme une arme face au désordre politique et social. Tout comme la production de portraits du roi, le jardin servait à exprimer le rang social et l’ambition politique de son titulaire. Pour remplir cette fonction, le jardin devait paraitre inaccessible et clos, de manière à évacuer tous les éléments extérieurs vus comme indignes, alors que l’enclosure devait donner « l’impression de la nécessité et de l’ordre, d’une logique et d’une rationalité contraignantes même là où elle apparaissait ludique et pittoresque »1. Conçu par la compagnie minière elle-même entre 2011 et 2012, le belvédère de la mine de Malartic fait partie d’un sous-projet de construction du Parc du quartier sud, inclus dans son mégaprojet d’exploitation du sous-sol2. Du haut du belvédère, le paysage offert – sorte de jardin du capital – est une scène évacuée de tous les éléments troubles freinant les visées de l’entreprise; espaces de vie, voies publics, luttes sociales, dissidences citoyennes, droits de propriété, biodiversité, normes environnementales, cadre fiscal décent, revendications territoriales autochtones. C’est la scène d’une pièce de théâtre répétée indéfiniment, « dans laquelle les classes fortunées expriment dans l’observation, la possession de la terre et les rapports sociaux qui s’y jouent ». C’est un lieu de spectacle totalement évacué « après qu’on y a joué, de manière unilatérale, le drame des processus sociaux d’appropriation »3. Là-haut, sur ce belvédère qui agit simultanément comme projecteur et comme siège pour le spectateur, c’est une représentation très partielle du territoire qui est donnée à voir, et nul doute que cette vue n’est belle que pour ceux à qui l’envers des décors n’est pas montré.