Des écologies routières dysfonctionnelles
Laura Pappalardo retrace les perspectives multiespèces et ouvrières lors de la construction de la Rodovia dos Bandeirantes
La Nhe’ery chante1. Un assemblage de rythmes, de sons et de tonalités compose Nhe’ery – le vent, le chant des oiseaux, la course des insectes sur les feuilles. La Nhe’ery nourrit de manière réciproque l’ensemble des êtres de la forêt, y compris les arbres, les sons, les ombres, le brouillard, les rivières, les rochers, l’air, le sol, les vies souterraines et les esprits. Comme le précise le chef spirituel guarani mbya et cinéaste Carlos Papá, savoir marcher dans la Nhe’ery requiert une harmonie avec chaque élément environnant : le vent, le chemin des fourmis, la piste des sangliers2. La Nhe’ery est aussi Ka’aguy. Selon Papá, Ka’aguy Rupa désigne l’existence d’une atmosphère qui circule au-dessus et sous les arbres comme une énergie à travers la forêt et le tapis forestier. La Nhe’ery est l’espace où Nhanderu a créé tout ce dont les Guarani ont besoin pour se nourrir et vivre, sans devoir dépendre d’un approvisionnement extérieur. Avec son brouillard et son humidité, générés par vingt mille espèces végétales différentes et constitués d’arbres pouvant atteindre cinquante mètres de haut et des racines de dix-huit mètres de profondeur, la Nhe’ery est le lieu où se baignent les esprits3.
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Selon le cinéaste et chef spirituel guarani mbya Carlos Papá, en guarani mbya, nhe’e signifie chanter. Ce terme désigne également les esprits, les mots et les sons des oiseaux. J’ai découvert la signification et la complexité du Nhe’ery lors d’un entretien avec Carlos Papá, dans le cadre du symposium Alteridades Vegetais: Emaranhamentos multiespecíficos com as plantas. Cet événement a réuni des spécialistes des mondes de la recherche, de la réflexion et de l’enseignement, autochtones et non autochtones, pour discuter des « interactions avec les plantes », des alliances avec les êtres non humains et des réponses interdisciplinaires alternatives à la crise environnementale et climatique actuelle. Carlos Papá, « Cuidados e cultivos » (Alteridades Vegetais: Emaranhamentos multiespecíficos com as plantas, FFLCH-USP, São Paulo, 29 novembre 2022), https://www.youtube.com/watch?v=Gj-R3DDoMdQ. ↩
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Papá, « Cuidados e cultivos. » ↩
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Papá, « Cuidados e cultivos. » ↩
Les infrastructures de la Nhe’ery
Un réseau dense d’infrastructures entrelacées maintient le chant de la Nhe’ery. Comme l’explique le chef guarani mbya Timóteo Verá Tupã Popygua dans son livre A Terra é uma só, Nhamandu créa les xingyre (tatous) parmi les premiers habitants d’yvy (la Terre)1. Les xingyre creusèrent le premier trou dans l’yvy pour y élever leurs petits2. Les tatous sont d’habiles ingénieurs souterrains : grâce à leurs longues griffes frontales acérées, ils sont capables de créer un tunnel de cinq mètres de profondeur en une vingtaine de minutes. La nuit, lorsque les xingyre quittent leurs galeries pour chercher de la nourriture, soixante-dix autres espèces cohabitent dans ces cavités souterraines, où elles peuvent se reposer sans risquer d’être chassées. Les tunnels de xingyre couvrent les 1 300 000 km2 d’origine de la Nhe’ery, formant des réseaux souterrains de care multiespèce.
Les galeries souterraines des fourmis coupe-feuille s’entremêlent avec celles des xingyre. Expertes dans la construction de cavités pour la culture de champignons, leur principale source de nourriture, ces fourmis entretiennent des réseaux souterrains complexes pour assurer leur mobilité et leur approvisionnement en nourriture. Leurs tunnels collaborent avec la croissance des plantes, en rendant le sol plus pénétrable pour les racines. Les fourmis coupe-feuille puisent l’essentiel de leur nourriture dans la litière, une couche de dix centimètres d’épaisseur qui recouvre la terre de la Nhe’ery. Cette litière forestière est un véritable écosystème, constitué de vies microbiennes, de feuilles, de branches et d’écorces, qui se décomposent et produisent de l’humus : plus d’un million d’êtres vivants peuplent un mètre carré. Les galeries de xingyre et de fourmis coupe-feuille ne représentent que deux des milliers d’infrastructures souterraines qui traversent la Nhe’ery.
Dans les années 1500, les forces coloniales rebaptisèrent la Nhe’ery en Mata Atlântica ou « forêt atlantique », un biome du « Brésil »1. Traduire Nhe’ery (le lieu où les esprits se baignent, où les xingyre construisent leurs tunnels et qui permet aux Guarani de vivre) par « forêt atlantique » (une réserve de ressources pour l’extraction coloniale juruá2) est l’une des méthodes employées par le colonialisme pour déposséder les Guarani Mbya et d’autres entités non humaines de leurs territoires.
En octobre 1976, autour du pic Jaraguá, des décapeuses assourdissent la Nhe’ery. De 1976 à 1978, des machines démolissent des tunnels de xingyre et de fourmis coupe-feuille pour la construction de la Rodovia dos Bandeirantes.
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« Forêt atlantique » est une appellation coloniale. Elle repose sur la division géopolitique coloniale des océans en « océan Atlantique ». ↩
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Juruá est le terme guarani mbya qui désigne une personne « blanche », « non autochtone » ou encore colonisatrice. Traduit littéralement, il signifie « hommes barbus ». ↩
Que signifie humaniser une route?
« O Governador do Estado de São Paulo, a Secretaria dos Transportes e a DERSA-Desenvolvimento Rodoviário S.A. sentem-se orgulhosos em entregar ao povo brasileiro a Rodovia dos Bandeirantes. A estrada, parte do sistema rodoviário integrado Anhanguera/Bandeirantes, foi construída segundo a mais avançada tecnologia, para oferecer a máxima segurança aos seus usuários. Humanizar estradas é isso. »
« Le gouverneur de l’État de São Paulo, le ministère des Transports et DERSA-Desenvolvimento Rodoviário S.A. se réjouissent de la livraison de la Rodovia dos Bandeirantes au peuple brésilien. La route a été réalisée grâce à la technologie la plus avancée, de manière à offrir une sécurité maximale à ses usagers. Voilà ce que signifie humaniser une route1. »
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DERSA, « Rodovia dos Bandeirantes II Seminário DERSA », (colloque, São Paulo, novembre 1978). ↩
Inaugurée le 28 octobre 1978, la Rodovia dos Bandeirantes a été mise en service en pleine dictature militaire brésilienne, avec deux chaussées, six voies de circulation et une capacité de soixante-dix mille véhicules par jour. Neuf heures exactement après la fin des travaux, le président brésilien de l’époque, Ernesto Geisel, et son successeur, João Batista Figueiredo, parcoururent pendant trois heures cette route de 88,46 km, une performance qui symbolise ainsi son ouverture au public1. DERSA (Desenvolvimento Rodoviário S/A), l’entreprise publique responsable de la construction, a envoyé 2 200 invitations pour l’inauguration. L’événement a atteint son apogée avec l’Obelisco Diamante dos Bandeirantes– une tour en béton de quarante mètres de haut – où, accompagné par l’orchestre de São Paulo, Geisel dénoua le ruban pour ouvrir officiellement la Rodovia dos Bandeirantes à la circulation automobile2.
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« 1978: Rodovia dos Bandeirantes é inaugurada para ligar São Paulo a Campinas e desafogar Anhanguera », Folha de S.Paulo, 28 août 2017, https://acervofolha.blogfolha.uol.com.br/2018/10/28/1978-rodovia-dos-bandeirantes-e-inaugurada-para-ligar-sao-paulo-a-campinas-e-desafogar-anhanguera/. ↩
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DERSA a été créée en 1969 pour développer le réseau d’infrastructures routières dans l’État de São Paulo. ↩
Les Bandeirantes, dont la route porte le nom, désignent les colons des XVIe et XVIIe siècles qui ont organisé des expéditions pour étendre l’empire portugais. Au départ de São Paulo de Piratininga, nom donné dans les années 1550 à la région qui allait devenir la ville de São Paulo, les Bandeirantes ont traversé les sentiers autochtones pour chasser et asservir les peuples qui les habitaient pour la production de sucre, le transport de produits agricoles et la construction de villages portugais1. Les Bandeirantes ont réduit en esclavage et déplacé les communautés, familles et nations guarani, tupiniquim, guaianá, tabajara, tamoio, temiminó, guarulhos et caiapó do Sul, qui vivaient et se déplaçaient depuis des siècles sur ces terres. Le nom Rodovia dos Bandeirantes continue d’être largement critiqué par les activistes et les leaders guarani pour la violence coloniale que cette route perpétue. La Rodovia dos Bandeirantes est un hommage aux forces coloniales génocidaires.
Depuis les années 1500, les infrastructures de transport matérialisent l’expansion coloniale au Brésil. Comme le déclarait le slogan de la campagne électorale du maire de São Paulo, du gouverneur et du président brésilien Washington Luís en 1920, « gouverner, c’est ouvrir des routes »2. La Rodovia dos Bandeirantes, qui fait partie d’un réseau plus vaste de routes nationales et fédérales, a morcelé l’yvyrupa3. Le concept guarani d’yvyrupa définit l’étendue du territoire traditionnel guarani mbya. Pour les Guarani, yvyrupa correspond à un monde sans frontières et au refus de celles imposées par les États-nations4. Il s’agit également du nom du territoire guarani avant l’arrivée des colons. Sur cette plateforme terrestre, les relations entre Guarani se structurent autour de la mobilité spatiale et d’une migration fluide, par le biais de réseaux continus et d’échanges d’informations, de semences, de rituels et de plantes utilisées dans les médecines traditionnelles5. Enchevêtrés au sein d’infrastructures de mobilité humaine et non humaine – à l’instar des sentiers autochtones reliant les villages guarani, qui dessinaient des chemins symbiotiques avec les écosystèmes forestiers –, ces réseaux de mobilité coexistaient en évitant le déboisement de la Nhe’ery environnante. Comme le précise le Guarani Mbya Xeramoï Nelson Florentino :
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São Paulo se situe entièrement en territoire guarani. Deux terres autochtones guarani mbya chevauchent la zone urbaine de la ville de São Paulo : la terre autochtone Jaraguá, dans la partie nord-ouest de la ville, et la terre autochtone Tenondé Porã, dans le sud de São Paulo. En 2021, il existait dix-huit villages guarani dans la ville de São Paulo (dont six au pic Jaraguá), ainsi que seize sites archéologiques. Dans l’ensemble de l’État de São Paulo, environ quatre-vingt-cinq villages guarani existaient en 2021, ainsi qu’environ 210 sites archéologiques. Selon un rapport de 2012, 37 % des populations autochtones (324 834 personnes) du Brésil vivent dans des zones urbaines. Voir : Povos Indigenas no Brasil, « Quantos são? », https://pib.socioambiental.org/pt/Quantos_s%C3%A3o%3F. ↩
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Au cours de son mandat de gouverneur, Washington Luís a décidé la construction de 1 326 kilomètres de nouvelles routes dans l’État de São Paulo. Voir : « Governar é abrir estradas: Washington Luís, o terceiro prefeito de São Paulo », São Paulo in foco, 2014, https://www.saopauloinfoco.com.br/terceiro-prefeito-washington-luis/. ↩
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Yvyrupa) peut se traduire par « support terrestre » ou « plateforme terrestre » : yvy signifie terra (terre) et rupa signifie support, plateforme ou lieu durable. Yvyrupa peut également se traduire par « terre incarnée » ou « terre en tant que corps ». Voir : Daniel Calazans Pierri, « A caminho do sol », dans Nas Redes Guarani: saberes, traduções e transformações, sous la dir. de Dominique Tilkin Gallois et Valéria Macedo, São Paulo, Hedra, 2018, 35. ↩
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Maria Inês Ladeira, « Comunicação, convívio e permuta em Yvy vai », dans Nas Redes Guarani: saberes, traduções e transformações, sous la dir. de Dominique Tilkin Gallois et Valéria Macedo, São Paulo, Hedra, 2018, 266. ↩
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Spensy Pimentel, « Relatório Circunstanciado de Identificação e Delimitação da Terra Indígena Jaraguá », Brasília, Funai/Ministério da Justiça, 2009, 55. ↩
« Les Guarani ne marchaient pas le long de la route, mais selon la constellation des étoiles. C’est le chemin que suivaient les Guarani d’antan et non celui de l’asphalte. Nous, les Guarani d’autrefois, nous avons suivi la constellation pour atteindre la terre libre de tout mal, pour atteindre Nhanderu. Nhanderu nous indiquait le chemin à suivre. Aujourd’hui, nous ne le faisons plus »1.
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Entretien avec Nelson Florentino, Xeramoï Guarani, par Chão Coletivo en août 2022. Chão Coletivo est un groupe de recherche, composé de personnes guarani et non autochtones, structuré autour de l’alliance entre les personnes résidentes guarani et les leaders du Tekoa Pyau et un groupe de personnes collaboratrices non autochtones liées à la plateforme de recherche « Nas Ruas: territorialidades, memórias e experiências » de l’école d’architecture et d’urbanisme Escola da Cidade. Le groupe cherche à se faire rencontrer les techniques et les savoirs liés à la forêt et ceux de la ville, en explorant des outils et des stratégies potentielles pour habiter autrement la métropole de São Paulo. ↩
Si, pour les Guarani, la plateforme terrestre est illimitée, les routes sont aussi nuisibles que les frontières des États-nations. Les routes destinées aux voitures, comme la Rodovia dos Bandeirantes, érodent l’yvyrupa.
La première étape de la construction de la Rodovia dos Bandeirantes a consisté à obtenir l’expropriation de 1463 propriétés et à dégager quatorze millions de mètres carrés pour la construction de la route1. La deuxième étape, comme l’a déclaré un ingénieur de DERSA, comprenait l’élimination de plus de deux cents « interférences » : « oléoducs et gazoducs, conduites d’eau, électricité, transmission téléphonique et lignes de chemin de fer »2. Curieusement, la forêt atlantique ne figure pas dans la liste des interférences à supprimer du tracé de la route, gommant ainsi le processus de déforestation dans le rapport. La construction de la Rodovia dos Bandeirantes a également entraîné une extraction de 51,5 millions de mètres cubes de terre et de forêt3. Dans certains cas, le rapport identifie stratégiquement la forêt atlantique comme une « zone marécageuse », ce qui justifie son élimination. Les dessins techniques d’architecture et d’ingénierie présentent la forêt atlantique comme un espace vide, occultant les tunnels xingyre et les familles guarani mbya qui l’habitaient aux alentours du pic Jaraguá, et facilitant l’expropriation invisible et innombrable des populations autochtones et d’autres êtres non humains4.
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DERSA, « Rodovia dos Bandeirantes II Seminário DERSA », colloque, São Paulo, novembre 1978. ↩
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DERSA, « Rodovia dos Bandeirantes II Seminário DERSA ». ↩
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Dans la première portion, où se trouve le pic Jaraguá, DERSA a estimé qu’il était nécessaire d’extraire 400 523 m3 de terre par mois. ↩
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Le pic Jaraguá est un lieu important pour les Guarani, en tant que point de repos entre les villages guarani avant la colonisation portugaise. Dans les années 1500, les personnes qui cherchaient de l’or et les Bandeirantes ont déplacé les populations guarani du pic Jaraguá et les ont soumises à l’esclavage. Depuis les années 1950, les familles guarani ont récupéré leurs territoires au pic Jaraguá, assurant l’intendance de l’un des derniers endroits où la Nhe’ery subsiste dans la ville de São Paulo. Lors de la construction de la Rodovia dos Bandeirantes, le gouvernement de l’État de São Paulo n’a pas délimité la forêt du pic Jaraguá en tant que terre autochtone. À cette époque, la constitution de 1988, qui établit la délimitation des territoires autochtones, n’existait pas encore. Le territoire guarani du Jaraguá a été reconnu pour la première fois en 1987, par le décret n° 94.221. Toutefois, ce décret ne reconnaissait comme territoire autochtone que l’emprise au sol des maisons guarani, à l’exclusion des terres dont ces populations dépendaient pour vivre. Ce manque de reconnaissance a engendré de graves difficultés pour les Guarani qui vivent dans le Jaraguá. ↩
La Rodovia dos Bandeirantes devait jouer le rôle de système de financement territorial. Un rapport de DERSA indique que l’objectif principal de l’axe consiste à générer de nouveaux pôles de développement le long des routes1. Une partie de la construction, d’une longueur de près de 21 000 mètres, devait passer au milieu des villages guarani situés autour du pic de Jaraguá, divisant les maisons en plusieurs sections. Entre-temps, le gouvernement de São Paulo a promulgué une loi de zonage pour réglementer le secteur routier, en ouvrant l’espace à des zones commerciales, de services et d’autres destinées à la logistique.
Dans les années qui ont suivi l’inauguration de la route, le bruit de la circulation des voitures et des camions, les lignes de bus, les entrepôts et les immeubles ont remplacé les maisons guarani, la forêt et les zones de pêche et de chasse. Les sociétés immobilières ont vendu des terrains utilisés depuis longtemps par les Guarani à des personnes privées, transformant la Nhe’ery ancestrale en parcelles de terrain à vendre2. Thiago Guarani Karai Djekupe, architecte et chef guarani mbya du Tekoa Yvy Porã sur le territoire autochtone de Jaraguá, raconte comment, avant la construction de la route, sa famille se promenait librement :
« Antes de ter essa rodovia, o meu avô, meus tios e meus pais sempre andaram muito livres aqui. Antes dos meus avós chegarem aqui pra ficar no Tekoa Ytu, o André Samuel morava do lado de lá da Bandeirantes, não existia a Bandeirantes, era um lado que tinha nascentes, tinha caça, tinha animais, e aí o juruá foi e passou a rodovia. Quando fez essa rodovia, não havia nenhum tipo de estudo de impacto, de impacto com a comunidade, de impacto ambiental. No correr do tempo, a gente veio vendo tanto pela homenagem que é feita, Rodovia dos Bandeirantes, quanto também pela quantidade de atropelamentos que a gente teve. Com muito barulho, pessoas que invadiam a comunidade através desse lado da rodovia, então conseguia ter acesso à aldeia, também os caminhões quando passam e estouram os pneus, as casas tremem por causa disso. O barulho é contínuo, principalmente à noite, quando a gente tem que ter um pouco mais de silêncio, o barulho da via fica muito mais alto. Isso traz, de certa forma, um certo incômodo, atrapalha na reza, no nosso culto, nas nossas cerimônias. A gente percebe que por essa questão da vida do juruá estar cada vez mais invadindo o nosso território. »
« Avant cette autoroute, mon grand-père, mes oncles et mes parents marchaient librement ici. Avant que mes grands-parents n’arrivent à Tekoa Ytu, André Samuel vivait de l’autre côté de la Rodovia dos Bandeirantes. De ce côté, on trouvait des sources, des zones de chasse, des animaux, puis les juruá ont construit la route. Il n’y a pas eu d’étude d’impact, ni sur la communauté, ni sur l’environnement. Au fil du temps, nous avons pu observer les répercussions de la route, à la fois en raison de l’hommage rendu aux Bandeirantes et du nombre de personnes écrasées par les voitures. La route est source de beaucoup de bruit, les gens envahissent la communauté par ce côté de l’autoroute, et aussi les camions, qui passent et éclatent leurs pneus, faisant trembler les maisons. Le bruit est constant, surtout la nuit, lorsque les foyers sont plus silencieux, le vacarme de la route se fait encore plus entendre. Cette situation est problématique; elle entrave nos prières et nos cérémonies. Les juruá empiètent de plus en plus sur notre territoire. »1
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Entretien avec Thiago Guarani Karai Djekupe conduit par Chão coletivo en mai 2022, dans le cadre du projet : « Memórias, saberes e técnicas construtivas dos Guarani Mbya na Terra Indígena do Jaraguá » [Mémoires, connaissances et techniques de construction des Guarani Mbya sur les terres autochtones de Jaraguá], auquel Djekupe participe également. ↩
Construite sur une partie dévastée de la forêt atlantique, la route a rompu les flux de mobilité des Guarani et d’espèces non humaines, comme ceux des sangliers, des fourmis, des abeilles et des tatous, pour dégager l’espace nécessaire à la mobilité automobile, humaine et juruá (non autochtone). Une couche d’asphalte monoculture de dix centimètres d’épaisseur a stérilisé une strate de dix centimètres de la litière forestière de la Nhe’ery, qui héberge plus d’un million d’êtres de différentes espèces. Malgré la prétention de la route comme infrastructure la plus moderne et la plus sûre, elle n’était sécurisée et humanisée que pour une partie sélectionnée de la population.
Des infrastructures forestières urbaines guarani mbya à São Paulo
Les communautés guarani du territoire autochtone de Jaraguá s’organisent depuis longtemps contre la violence coloniale liée à la construction de routes1. Au début des années 1980, des groupes organisés par des leaders guarani, des leaders spirituels, des xondaros et des xondarias (jeunes guarani en première ligne des actions politiques et de résistance) ont organisé des mouvements pour faire pression sur le gouvernement afin qu’il délimite les territoires autochtones2. Les manifestations de 2013 et 2019 ont bloqué l’accès à la Rodovia dos Bandeirantes, en recourant aux mêmes réseaux d’infrastructures qui divisent leur territoire en guise de tactique de résistance. Selon Thiago Guarani Karai Djekupe :
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Les groupes d’activistes guarani du sud et du sud-est du Brésil ont créé une organisation collective autochtone appelée Guarani Yvyrupa commission (CGY), qui milite pour la reconnaissance des droits territoriaux des Guarani. ↩
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Lucas Keese dos Santos, A esquiva do xondaro: movimento e ação política entre os Guarani Mbya, Editora Elefante, 2021, 255. ↩
« Nós somos guardiões da terra, não donos dela. Estamos para proteger, porque nós fazemos parte da terra. E quando a gente ocupou a Bandeirantes foi nesse sentido de dizer que nós estávamos, de certa forma, um dia atrapalhando a vida do juruá ali naquela passagem, mas quantos foram os dias que eles atrapalharam a nossa vida também e atrapalham até hoje com as suas ameaças? […] E foi para trazer uma reflexão, para trazer um incômodo, mas o que aconteceu foi que grande parte da mídia que estava discriminando, marginalizar ainda mais, que não tínhamos o direito de atrapalhar o ir e vir das pessoas, mas o nosso ir e vir não é garantido nessa estrutura de Estado, não é garantido. Então todos, tanto a Anhanguera, que passa ali, o Rodoanel que passa aqui e a Bandeirantes que passa aqui, elas cercam o nosso território, nos mantêm presos numa situação que a gente tem que encontrar outras soluções, nós como um todo: a nossa vida de Guarani, a nossa vida dos pássaros, a nossa vida dos animais e todos que vivem aqui. As próprias árvores quando precisam que suas sementes sejam semeadas, espalhadas, tem um limite também porque a via impede isso. E aí a gente tem esse impedimento. Ocupar essa via foi para tentar trazer uma reflexão que talvez seja muito lenta ainda para o juruá conseguir abraçar essa discussão. Mas foi um ato de resistência do nosso povo. »
« Nous agissons en tant que gardiens de la terre et non comme propriétaires terriens. Nous protégeons les terres parce que nous en faisons partie. C’est avec cette intention que nous avons occupé la Rodovia dos Bandeirantes en 2013. D’une certaine manière, nous avons perturbé la vie des juruá pendant une journée, or depuis combien de jours perturbent-ils la nôtre? […] Nous avons bloqué la Rodovia dos Bandeirantes pour inciter à la réflexion. Mais les médias ont encore davantage diabolisé notre action en affirmant que nous n’avions pas le droit d’interférer avec les allées et venues des gens. Mais qu’en est-il de nos allées et venues? L’État ne les protège pas avec cette structure. La route Anhanguera, la route Rodoanel et la Rodovia dos Bandeirantes ceinturent notre territoire, nous emprisonnant dans une situation où il nous faut trouver des solutions alternatives. “Nous” dans notre ensemble : nos existences de Guarani, celles des oiseaux et des animaux qui nous entourent, ainsi que la vie de tous les êtres qui vivent ici. Les arbres eux-mêmes, lorsqu’ils ont besoin de semer et de disséminer leurs graines, se heurtent à des obstacles parce que la route les en empêche. L’occupation de la Rodovia dos Bandeirantes était une tentative d’apporter une réflexion qui est peut-être encore trop lente pour que les Juruá puissent la prendre en compte. C’était un acte de résistance de la part de notre peuple. »1
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Thiago Guarani Karai Djekupe, interviewé par Coletivo Chão, mai 2022. ↩
Cette résistance se traduit aussi par la mise en place d’un réseau routier multiespèces. Dans les villages guarani Ytu et Yvy Porã du territoire autochtone de Jaraguá, les communautés guarani ont restauré des infrastructures apicoles. En 2021, les villages guarani du Jaraguá disposaient de vingt-huit ruches et sept espèces différentes d’abeilles sans dard. De leur côté, les abeilles établissent des itinéraires aériens, pollinisant des zones situées à cinq ou dix kilomètres du pic Jaraguá1. L’activisme et la résistance durables des Guarani Mbya à São Paulo, ainsi que la mise en place d’infrastructures guarani telles que des réseaux d’échange de semences entre les villages et des pratiques de reboisement, expliquent en grande partie pourquoi la forêt atlantique subsiste encore dans la ville.
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Table ronde avec Marcio Boggarim, Wera Mirim et Tiago Barros, « Abelhas-sem-ferrão: biodiversidade, cultura e tradição indígena », Sesc Itaquera, 28 avril 2021, https://www.youtube.com/watch?v=Hg9FN1qiwmM. ↩
Entretien des fissures
La dernière opération avant l’inauguration de la Rodovia dos Bandeirantes a été son nettoyage. Les routes sont continuellement entretenues. Comme l’a décrit l’un des ingénieurs responsables de la construction routière :
« Lorsque l’on construit une route, on procède à la pose du revêtement. On prépare la couche de fondation et on la tasse pour former une base soutenue par la terre, suivie d’une couche intermédiaire et d’une couche de surface. Ce qui s’est passé à la Rodovia dos Bandeirantes : les responsables de la construction ont placé de plus grosses pierres dans la chaussée, ce qui a laissé des espaces entre les morceaux de pierre, qui ont commencé à accumuler de l’eau. L’herbe, plantée sur le bord de la route, a développé ses racines pour pénétrer dans les vides entre les pierres et atteindre l’eau conservée entre l’asphalte. Toute l’extension de la Rodovia dos Bandeirante était bordée d’herbe. Les racines obstruaient l’orifice d’évacuation de l’eau sur le côté de la route. Lorsque celle contenue dans l’asphalte s’est réchauffée, la matière a perdu son adhérence au sol et a commencé à se fissurer. Nous avons dû reconstruire tout le système de drainage. »1
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Interview avec José Eduardo Junqueira Franco, juillet 2022. ↩
Les problèmes de construction et les défaillances imprévisibles des systèmes font partie du processus quotidien de construction des routes. La taille des pelouses, le retrait des débris, la coupe manuelle, l’enlèvement du matériel de coupe du camion, le recouvrement des bords routiers par des plaques de gazon, le nettoyage et le débouchage des caniveaux, des fossés et des pentes, ainsi que la vérification de l’état des boîtes d’inspection, permettent de maintenir la fluidité du trafic. Les personnes qui empruntent la route dépendent de celles qui veillent à ce que les panneaux de signalisation soient propres. Considérer une route du point de vue des personnes qui la bâtissent et l’entretiennent met en évidence sa fragilité et sa précarité. La prise en compte de la construction et de l’entretien quotidiens des routes les démystifie également en tant qu’infrastructures fixes. Au contraire, les routes peuvent être considérées comme des équipements en perpétuel remaniement et donc susceptibles d’être remis en question.
Les routes comme infrastructures collaboratives
Combien de perspectives spatiales et de cosmologies sont occultées par les pratiques d’architecture et d’urbanisme lorsqu’elles ne prennent en compte que les normes juruá? Comme l’a montré le rapport de DERSA sur la construction de Rodovia dos Bandeirantes, la création d’un dessin architectural implique de décider ce qu’il faut représenter et effacer. Lorsque les personnes chargées de l’architecture, de l’urbanisme et de l’ingénierie gomment la présence de la forêt atlantique dans les « dessins techniques » – coupes, plans et perspectives – afin de construire la Rodovia dos Bandeirantes, elles tracent également la dépossession des Guarani et de vies, de terres et d’infrastructures non humaines. Les dessins d’architecture conçoivent non seulement la forme statique d’un bâtiment, mais aussi plusieurs niveaux de relations : la main-d’œuvre sur le site de construction, les travaux de déblaiement, le transport des matériaux, les raccordements aux réseaux d’égouts et d’électricité, les exigences en matière d’entretien. Une ligne sur un plan est localisée physiquement dans des territoires spécifiques où des relations complexes entre les corps, les cultures, les affects et les intérêts politiques coexistent et s’entrechoquent en permanence. Si les dessins d’architecture permettent par ailleurs de négocier le maintien des existences et des relations territoriales avec un ensemble de protagonistes (intérêts publics et privés, lois de zonage et décisions de justice), de quelle manière les documents d’architecture peuvent-ils défendre le maintien de la forêt atlantique, les droits terriens des Guarani et le care multiespèces?
La substitution, la démolition ou l’interruption des infrastructures autochtones et non humaines au profit d’une infrastructure juruá qui facilite la circulation des voitures, des camions et des bus perpétue la violence coloniale brésilienne dans le présent. Néanmoins, les communautés guarani à São Paulo et au-delà poursuivent leurs chemins territoriaux tout en remodelant les géographies guarani et en proposant des modèles alternatifs d’infrastructure pour et au-delà des villes.
Cet essai prône un apprentissage constructif des architectes et urbanistes à partir de systèmes multiespèces. Chaque ensemble de population forestière possède son propre tissu de relations. Les interactions entre humains et abeilles telles que gérées par les communautés guarani de Jaraguá, les tunnels creusés par les tatous ou les galeries construites par les fourmis sont autant de pratiques spatiales qui peuvent fournir des pistes aux architectes et aux urbanistes sur la manière de planifier des systèmes collaboratifs – c’est-à-dire des initiatives visant à faire avec1. Si, comme l’a dit le président brésilien Washington Luís, « gouverner, c’est ouvrir des routes », quels autres gouvernements pourraient voir le jour si les routes multiespèces se trouvaient au cœur des pratiques en matière d’infrastructure et d’urbanisme? Si les routes représentent des axes d’influence de la ville qui se développera autour d’elles, quelles pourraient être les futures villes construites autour de routes multiespèces? Aucune infrastructure n’est construite, entretenue ou ne fonctionne sans une collaboration quotidienne. Complexifier les limites de termes tels que « route » et « infrastructure » ouvre un espace pour que les axes routiers existent au-delà des monocultures automobiles, en tant qu’infrastructures collaboratives du care.
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Comme le dit la biologiste et philosophe des sciences Donna Haraway : « Sympoïèse est un mot simple; il signifie « faire avec ». Rien ne se fait tout seul : rien n’est vraiment autopoïétique ou s’auto-organise ». Voir Donna Haraway, « Symbiogenesis, Sympoiesis and Art Science Activisms for Staying with the Trouble » in Arts of Living on a Damaged Planet, University of Minnesota Press, 2017, 25. ↩
Cet essai s’articule autour du territoire guarani, au pic Jaraguá. Il rend hommage aux relations passées, présentes et futures entre la nation guarani et ses terres. Il a été rédigé par une personne juruá (d’origine non autochtone et colonisatrice) née et élevée en territoire guarani, dans la région aujourd’hui connue sous le nom de São Paulo, qui vit et apprend dans ce que l’on appelle aujourd’hui le Brésil, un État-nation qui a occupé et dépossédé les Guarani Mbya et des centaines d’autres nations autochtones de leurs territoires. En tant qu’architecte originaire de São Paulo, je porte en moi de nombreuses idées préconçues qui m’empêchent de comprendre les complexités et les significations spatiales et cosmologiques du territoire guarani, ce qui implique que cet essai se heurte également aux limites de la traduction. Une partie de mon désapprentissage en tant qu’architecte correspond également à ma responsabilité de respecter les protocoles et l’autodétermination des Guarani sur leurs terres.
Tout d’abord, je remercie Thiago Guarani Karai Djekupe d’avoir partagé ses connaissances et ses souvenirs dans l’interview de Chão Coletivo. Je remercie Alexandra Pereira-Edwards pour son travail minutieux de révision de l’essai. Je remercie également Beatrice Perracini Padovan et Thiago Benucci pour leurs suggestions et leurs révisions, ainsi que le collectif Ruinorama pour la générosité des débats et des rencontres qui m’ont permis d’apprendre à tirer des enseignements précieux des architectures et des pratiques spatiales multiespèces.
Cet article a été traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.