Figurer un territoire

Comment en vient-on à déterminer un territoire, physiquement ou visuellement, et qui construit cette définition? Si le terme « territoire » est fréquemment employé pour décrire une superficie de terre, un pouvoir ou un savoir précis, circonscrits, une telle définition formelle s’avère complexe – voire occultée ou infirmée – étant donné le flot de matériels et de souvenirs qui circulent par-delà les frontières et les périodes. Ce dossier s’attache à mettre en lumière la malléabilité des territoires et les façons dont ceux-ci sont ou pourraient être représentés dans les infrastructures, les médias, les corps et les identités.

Figurer un territoire est conçu par Claire Lubell, Alexandra Pereira-Edwards et Andrew Scheinman.

Article 14 de 19

Traversées animales

Phoebe Springstubb explique comment la migration des otaries à fourrure a défini l’intérieur et l’extérieur de l’empire

« [L’otarie à fourrure] poussait un rugissement terrifiant et affichait une audace formidable… Elle était une magnifique figure de rage, de courage et de beauté, avec son splendide pelage qui ferait un tapis de deux mètres carrés au moins! ».1


  1. Lettre du capitaine Charles Abbey à sa femme depuis l’île Saint-Paul, 2 juillet 1886 (soulignée dans l’original), Abbey Family Papers, dossier 1, Arctic and Polar Regions Collections and Archive, University of Alaska, Fairbanks. 

Se reproduisant en été sur les plages rocheuses des îles Pribilof, au large de la côte continentale de l’Alaska, les otaries à fourrure du Nord (Callorhinus ursinus) sont pélagiques de la fin de l’automne au printemps. Elles migrent sur de vastes étendues du Pacifique Nord, de la mer d’Okhotsk et de celle de Béring, en épousant les tourbillons des courants et des gyres océaniques. Les mâles passent l’hiver dans les eaux du nord, tandis que les femelles et les jeunes migrent vers le sud, au large des côtes de la Californie et de l’île japonaise de Honshū, sur des distances de plusieurs milliers de kilomètres. Bien que les spécialistes aient reconstitué certains fragments du monde marin de ces mammifères, on ignore encore beaucoup de choses sur leurs déplacements et leur rôle au sein des écosystèmes aquatiques1. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, à l’apogée du commerce de la fourrure, le mystère de leur migration est devenu une ressource et un instrument de délimitation territoriale pour l’empire des États-Unis. Le pistage de l’otarie à fourrure a permis de définir la portée impériale sur le plan spatial et juridique.


  1. Tonya Zeppelin et al, « Migratory Strategies of Juvenile Northern Fur Seals (Callorhinus ursinus): Bridging the Gap Between Pups and Adults », Scientific Reports 9 (2019). Rolf R. Ream et al. « Oceanographic Features Related to Northern Fur Seal Migratory Movements », Deep Sea Research Part II: Topical Studies in Oceanography 52, no. 5-6, mars 2005, 823-843. Les scientifiques ont, par exemple, utilisé des analyses isotopiques des moustaches en kératine de différentes espèces d’otaries à fourrure pour déterminer leurs territoires de recherche de nourriture et d’alimentation. 

« Route de migration du troupeau d’otaries à fourrure de Pribilof dans l’océan Pacifique Nord », s.d., encre et aquarelle, Collection de cartes et de graphiques historiques, Office of Coast Guard, National Oceanic and Atmospheric Administration (Sceau12-00-1897)

Les îles Pribilof, où se trouvent les colonies d’otaries, ont été rachetées à la Russie impériale en 1867 dans le cadre du territoire non cédé de l’Alaska, première possession non contiguë des États-Unis1. Avec l’Alaska, le gouvernement étatsunien s’est emparé de l’infrastructure coloniale de chasse mise en place par la Russie, ainsi que de la main-d’œuvre et des connaissances des peuples autochtones pour lesquels la région représentait une terre natale réquisitionnée, pendant un siècle d’occupation russe, pour assurer la gestion de la chasse à l’otarie. Le département du Trésor des États-Unis accorde alors un monopole de chasse lucratif à une seule entreprise et mobilise ses agents pour le faire respecter et met en place une politique fiscale qui profite aux caisses de l’État2. Cependant, il était impossible de contrôler l’étendue de la haute mer où nagent les otaries et où les goélettes multinationales pratiquent la chasse à l’arme à feu, profitant d’un marché avide reliant les eaux nordiques à des spécialistes du commerce de la fourrure provenant de régions aussi éloignées que la Grande-Bretagne, le Japon et la Russie. Dans les années 1880, persuadés que leur industrie terrestre se trouve menacée par les chasseurs d’otaries pélagiques, les États-Unis tentent d’étendre leur souveraineté à la haute mer, en saisissant les goélettes étrangères3. Les chasseurs britanniques accusent alors les États-Unis de vouloir « fermer la mer de Béring »4. Pour régler ce différend de plus en plus houleux, un tribunal d’arbitrage international est convoqué à Paris en 1893. La cour devient le lieu improbable de la formation de connaissances, générant de vastes pratiques documentaires pour retracer la migration des otaries, des recensements d’animaux à la cartographie des saisies.

« Qu’est-ce qu’un animal migrateur? » demande l’avocat étatsunien Edward Phelps. « C’est un animal qui s’en va et qui revient, n’est-ce pas? »5. Pour le gouvernement des États-Unis, l’océan, tel qu’il est conçu dans le droit international occidental et non autochtone, est un « tissu truffé de trous »6. Selon cette tradition, les États revendiquent la juridiction de ce qu’on appelle les « eaux territoriales », à trois milles marins de leurs côtes. Au-delà de cette distance, aucun État ne jouit de plus de droits qu’un autre sur l’eau ou sur les otaries à fourrure qui y nagent. Ces eaux « libres », un terme équivoque, supposent un océan non exploité, ouvert à la revendication impériale. Ainsi, les milliers de pages analysées par le tribunal n’ont pas pris en compte les relations de longue date des populations unangans, alutiiqs et makahs, entre autres, avec la région, sa faune et flore7. Pour les États-Unis, si la mer de Béring ne ressemble guère aux régimes de propriété au cœur de l’expansion coloniale sur terre, alors l’arc de migration de l’otarie, qui va et vient entre terre et eau, est un moyen d’étendre son empire par-delà l’océan. Pour faire valoir ce point de vue, il leur fallait fermement ancrer les otaries à fourrure nageant et ondulant dans le paysage spécifique des Pribilof.


  1. Le groupe des îles Pribilof comprend les îles Saint-Georges, Saint-Paul, Otter et Walrus.  

  2. Le gouvernement des États-Unis a loué les droits de chasse aux otaries d’abord à l’Alaska Commercial Company, puis à la North American Commercial Company.  

  3. Voir Rebecca MacLennan, « The Wild Life of Law: Domesticating Nature in the Bering Sea, c. 1893 », dans Looking for Law in All the Wrong Places: Justice Beyond and Between, Marianne Constable, Leti Volpp et Bryan Wagner (dirs.), New York, Fordham University Press, 2019, 15-36.  

  4. « Oral Argument of Hon. Edward J. Phelps », dans Fur Seal Arbitration: Proceedings of the Tribunal of Arbitration Convened at Paris, vol. 15, Washington, DC, Government Printing Office, 1895, 6.  

  5. Fur Seal Arbitration: Proceedings_, vol. 15, 48.  

  6. Lauren Benton, A Search for Sovereignty: Law and Geography in European Empires, 1400–1900, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, 2.  

  7. Le tribunal n’a pas remis en question la justification de la poursuite de l’abattage commercial; les juristes britanniques et des États-Unis étaient catégoriques sur le fait que les otaries n’étaient pas de la nourriture et ont ignoré, voire bloqué, la chasse de subsistance pratiquée depuis longtemps par les communautés autochtones. Les quotas commerciaux de fourrure l’emportaient sur tout le reste; dans les années 1880, l’Alaska Commercial Company écrivit au département du Trésor pour demander « de fournir aux autochtones des îles Seal une quantité de corned-beef et de lait condensé à utiliser comme nourriture au lieu de la viande d’otarie et de demander que les otaries à tuer pour la nourriture soient limitées au nombre nécessaire après que les approvisionnements en question aient été fournis gratuitement ». Télégraphe de W. Window à H. Woulton reçu à Port Townsend 1881, Collection des îles Pribilof, APRCA, University of Alaska, Fairbanks. 

« Relevé de la colonie du lagon » avec les terrains de mise à mort et le village, île St. Paul, 1890. Aquarelle, Henry Wood Elliott and Charles J. Guff, University of Alaska Fairbanks, Rasmuson Library Rare Maps (UAF-M0384).

Les otaries à fourrure, bien sûr, ne se soucient guère des frontières nationales sur leurs milliers de kilomètres parcourus à chaque saison, et jusqu’à cette instance, aucun animal sauvage n’avait jamais fait l’objet d’un litige international. Pourtant, l’avocat défendant les États-Unis a fait valoir que le comportement migratoire des animaux les rendait éligibles à la propriété. Selon lui, bien que les otaries soient sauvages par nature, il existe au fond d’elles un animus revertendi, une volonté de retour. Cet animus, décrit dans la common law anglaise et américaine, offrait une exception à l’idée reconnue que les animaux sauvages n’appartiennent à personne. Bien que ce système juridique ne l’aborde pas spécifiquement, l’otarie est semblable aux animaux qui y sont cités : à l’instar de l’abeille et du pigeon voyageur qui retournent à la ruche et au pigeonnier, le juriste affirme que l’otarie retourne à sa colonie1.

Pour rendre la migration des otaries à fourrure intelligible selon le droit occidental, les juristes des États-Unis et de la Grande-Bretagne ont fait appel à des témoins expert·es. Dans leurs arguments, ces juristes ont cherché à déterminer le « véritable foyer » des otaries, sollicitant des explications qui dépassaient les théories migratoires conventionnelles fondées sur la navigation à l’estime ou l’adaptation évolutive. Au lieu de cela, ces spécialistes ont soutenu qu’un « amour superlatif du lieu de nidification » animait ces animaux2. Le « foyer », dans ce cas, était une terre expropriée. L’apparente nature domestique des otaries naturalisa la prétention de l’État colonial à considérer les îles Pribilof comme un territoire domestique. En défendant son appel à interdire la chasse en milieu pélagique pour se protéger de l’« extermination » des otaries, la politique écologiste des États-Unis était inséparable de la préservation de la nature paternaliste liée à la gouvernance des îles et du traitement inéquitable des chasseurs unangans et de leurs familles3.

Le fait que les otaries retournent sur un terrain stable et mesurable topographiquement était considéré comme une information importante; leur vie sous-marine était, quant à elle, acceptée comme une sorte de mystère. Mais dans les arguments des deux parties s’est glissée l’étendue incertaine des plus de sept cent mille milles marins carrés d’océan où nageaient les otaries. Si les personnes participant à l’arbitrage ont imaginé où allaient ces mammifères et comment ils se déplaçaient, il était clair qu’elles ne pouvaient pas compter sur l’aridité des outils juridiques pour composer avec l’étendue du Pacifique Nord et de ses mers bordières. Ces eaux ont connu moins de trafic commercial et moins de projets d’infrastructure, comme des lignes télégraphiques, que l’Atlantique, même si le commerce et un marché pour sa vie marine avaient déjà depuis longtemps conféré à ces territoires aquatiques une dimension mondiale4. En 1871, une « liste des dangers signalés dans le Pacifique Nord » du US Hydrographic Office compilait des rapports non confirmés de mers « multicolores  qui « grouillaient d’otaries et d’éléphants de mer » à des latitudes très au sud des îles Pribilof5.


  1. La baleine, en revanche, « fait partie de la mer en permanence », a déclaré M. Phelps. « Oral Argument of Hon. Edward J. Phelps », Proceeding_s, 119. Voir Bruce W. Frier, « Bees and Lawyers », _The Classical Journal 78, no. 2, 1982-83, 105-114; E. J. Cohn, « Bees and the Law », Law Quarterly Review 218, 1939, 289-294; et John H. Ingham, The Law of Animals: A Treatise on Property in Animals Wild and Domestic and the Rights and Responsibilities Arising Therefrom, Philadelphie, T. & J. W. Johnson & Co., 1900, 16-20.  

  2. Wells Woodbridge Cooke, Report on Bird Migration in the Mississippi Valley in the Years 1884 and 1885, C. Hart Merriam (dir.), Washington, DC, Government Printing Office, 1888, 11.  

  3. Fur Seal Arbitration: Proceedings, vol. 15, 42.  

  4. Le détroit de Béring a fait l’objet d’importantes études récentes, voir : Bathsheba Demuth, Floating Coast: An Environmental History of the Bering Strait, New York, W.W. Norton, 2019 et Jen Rose Smith, « ‘Exceeding Beringia’: Upending Universal Human Events and Wayward Transits in Arctic Spaces », EDP: Society and Space, 2020, 1-18.  

  5. Reported Dangers to Navigation in the Pacific Ocean, Inclusive of the China and Japan Seas and the East India Archipelago: Compiled Systematically Arranged, and Collated in the United States Hydrographic Office Washington, DC, US Government Printing Office, 1871, 8. 

Les colonies de Staraya Artil et Little East, Île Saint-Georges, 1897. Gravure (échelle 1:2 000), 35 x 90 cm, Treasury Department et U.S. Coast and Geodetic Survey, Collection American Geographical Society Library Digital Map Collection à l’Université du Wisconsin, Milwaukee (am005618).

Pour reconstituer la vie de l’animal dans l’eau, les juristes ont fait appel aux personnes dont la subsistance dépendait de ces otaries. Des individus autochtones et de l’étranger qui chassent, qui font commerce de la fourrure ou de l’huile, des marins, des chefs et des prêtres ont fait des dépositions relatives à l’observation des otaries. Ces derniers pouvaient-ils déterminer la destination des otaries à fourrure à partir de la direction qu’elles empruntent? Pouvaient-ils identifier les endroits où les vieux mâles passent l’hiver? Plus précisément, connaissaient-ils d’autres paysages où les otaries « s’échouent »? Les États-Unis voulaient prétendre que ces mammifères étaient « annexés » aux îles (en anglais appurtenant est un terme spécifique à la propriété immobilière, plus souvent utilisé pour les droits miniers souterrains), faisant de la vie des otaries un droit rattaché à la propriété des îles Pribilof1. Un tel accord ne tiendrait pas si ces animaux accostaient ailleurs.

Ivan Krukoff, un chasseur d’otaries unangan de quarante-six ans qui vécut toute sa vie dans le village de Makushin et utilisait un baidarka pour chasser, affirma ne jamais avoir « entendu un seul ancien dire avoir vu de vieilles otaries à fourrure au repos sur le rivage »2. Samuel Kahoorof, chasseur de loutres de mer et de renards polaires sur l’île d’Attu, déclara, quant à lui, n’avoir pu observer que trois otaries à fourrure dans la région au cours des vingt dernières années, alors qu’il voyageait parallèlement à la côte en mai 18903. George Ketwooschish, un pêcheur dont le commerce d’huile de hareng l’amena sur toutes les « îles et tous les rochers » de Chatham Sound, assura qu’aucune personne qu’il comptait dans sa clientèle n’avait entendu parler de ces otaries4.

Bien que les dépositions répondent à des questions minutieusement circonscrites, elles suggèrent souvent une connaissance extra-légale et concrète de la mobilité des otaries, y compris des vocabulaires hérités des chasseurs pour désigner le finning [mouvements permis par les nageoires] et rolling [les roulades], ainsi que de leurs théories sur la façon dont les otaries endormies se maintiennent dans l’eau. De nombreux chasseurs autochtones, par exemple, ont fait remarquer que ces animaux ne sont devenus sauvages qu’après le début d’une pratique industrielle de la chasse par armes à feu, provoquée par « leur abattage sans discernement dans l’eau »5.


  1. « Nous nous trouvons ici, sur notre propre territoire, en présence d’une race d’animaux qui lui est rattachée; conçue là, née là, élevée là, vivant là sept mois par an, protégée de l’extermination qui a frappé son espèce en tout autre point du globe… » Fur Seal Arbitration: Proceedings, vol. 15, 42.  

  2. Fur Seal Arbitration: Proceedings, vol. 3, 208-209.  

  3. Fur Seal Arbitration: Proceedings, vol. 3, 214.  

  4. Fur Seal Arbitration: Proceedings, vol. 3, 251.  

  5. Fur Seal Arbitration: Proceedings, vol. 3, 369. 

Carte de migration indiquant la position du troupeau de phoques de l’Alaska de janvier à juillet inclus, 1892. Gravure, U.S. Coast and Geodetic Survey, Historical Map and Chart Collection, Office of Coast Guard, National Oceanic and Atmospheric Administration (Seal4-00-1892).

Néanmoins, une carte des mouvements migratoires a été établie à partir de ces dépositions. C’est l’un des documents les plus frappants visuellement produits par le tribunal, et aussi une représentation révélatrice de ce que les juristes et les arbitres avaient à l’esprit en débattant de la migration. Recadrée dans le coin oriental du Pacifique Nord, la trajectoire migratoire est un dense tourbillon de points rouges et noirs, qui symbolisent des otaries femelles et juvéniles, se déplaçant comme une marée le long de la côte californienne, passant par le golfe d’Alaska, s’engorgeant entre les îles Unalaska et Unimak, avant de se diriger vers Saint-Georges et Saint-Paul. Des notes fixées le long du parcours indiquent les dates de passage des otaries. Réalisée sous les auspices du surintendant du US Coast and Geodetic Survey, Thomas Corwin Mendenhall, un autodidacte non pas animalier, mais météorologique, la carte ne représente que le voyage de retour. Les otaries apparaissent simplement près de San Francisco en janvier, se déplaçant selon une synchronisation extraordinaire1. À la fois élémentaire et orientée, de la même manière qu’une voiture traverse une route ou un navire une voie maritime, cette représentation de la migration animale est liée à des considérations humaines et illustrée comme un trafic d’un point A à un point B. La carte est établie en fonction des frontières terrestres des nations, mais l’océan est laissé en blanc.


  1. Le juriste britannique a contesté l’absence d’informations sur les allées et venues des otaries pendant la moitié de l’année. L’expert ornithologue de l’avocat américain, C. Hart Merriam, a décrit le mouvement migratoire non pas comme un mouvement unique mais comme « une série de mouvements successifs ou de vagues », avec souvent des « retardataires ». Une carte rectifiée sera soumise plus tard. 

Croisière de la goélette britannique Ada depuis Victoria, 1887. Gravure, U.S. Coast and Geodetic Survey, Historical Map and Chart Collection, Office of Coast Guard, National Oceanic and Atmospheric Administration (11-00-1892).

Les cartes de saisie, adoptées à partir du droit maritime, constituaient une autre technique employée pour trianguler les mouvements des animaux en haute mer. Pour faire respecter la souveraineté des États-Unis, les garde-côtes du département du Trésor traquaient les goélettes étrangères qui chassaient ces animaux et saisissaient celles qui se trouvaient dans les eaux étatsuniennes. Des cartes réalisées à partir des journaux de bord des goélettes capturées reconstituaient leurs voyages afin de fournir une preuve légale de leur intrusion. Les points indiquaient les lieux, les dates et le nombre d’otaries capturées; triangulés, ils révélaient les lieux de rassemblement de ces mammifères en haute mer. En comparant les cartes, le tribunal a identifié des « zones d’abondance » et des « zones de vie dense des otaries »1.


  1. « Oral Argument of Sir Richard Webster, QCMP on June 14, 1893 », in Fur Seal Arbitration: Proceedings, vol. 14, 103. 

En dessinant la mer à la manière d’un paysage, les juristes britanniques et des États-Unis tentaient d’établir les effets de la chasse. Recouvertes de corps soigneusement dessinés à l’encre, les cartes de saisies avaient l’apparence d’études sur le comportement des foules. Leur conclusion néanmoins, à l’instar des autres pratiques documentaires du tribunal, s’avéra évasive. Étant donné que les animaux n’étaient recensés qu’en présence de goélettes, il était difficile de savoir si les concentrations d’otaries ou leur absence représentaient des fluctuations naturelles, un comportement animal ou un déclin dû à l’activité criminelle, c’est-à-dire la capture de mères en période d’allaitement.

Ce qui était toutefois manifeste, c’est que les otaries à fourrure débarquaient chaque année dans les mêmes colonies, qui s’étendaient jusqu’à 150 mètres à l’intérieur des terres. Ces échoueries étaient identifiables même en l’absence des otaries. Les bords de leurs rochers basaltiques en saillie étaient polis par les corps, les nageoires et le sol lui-même était exceptionnellement lisse, une combinaison de fourrure feutrée et de végétation broyée par leurs mouvements. En 1886, lorsque les otaries étaient présentes à Saint-Paul, comme l’a décrit le capitaine Charles Abbey du navire à vapeur collecteur d’impôts Corwin, l’air était chargé de « cris et d’agitation » et de « mugissements ». « Tout le long des rochers, des milliers d’otaries ressemblaient, à environ deux kilomètres de distance, à des sangsues gigantesques… qui sautaient, se tortillaient et se battaient, et le vacarme donnait l’impression de se trouver à proximité d’un immense parc à bestiaux ». Dénombrer les otaries était une tâche qu’un lieutenant de l’US Navy comparait « presque à celle de compter les étoiles »1.


  1. Lettre du capitaine Charles Abbey à sa femme depuis Saint-Paul, 29 juin, APRCA, University of Alaska, Fairbanks. Washburn Maynard, « Report to the Secretary of the Navy », dans Alaska Seal Fishery Lease: Letter from the Secretary of the Treasury, 7 février 1871, 5. 

« Profil dorsal de l’otarie à fourrure femelle et de son petit (âgé de trois semaines), alors qu’ils se reposent sur un terrain de 4 pieds carrés », dans Henry Wood Elliott, « The Fur Seal of Alaska », Forest and Stream, 19 novembre 1891, p. 347

« Diagramme d’une section d’un terrain d’élevage d’exactement 100 pieds carrés », dans Henry Wood Elliott, « The Fur Seal of Alaska », Forest and Stream, 19 novembre 1891, p. 347

Nous sommes à l’aube des recensements des animaux sauvages, financés par le gouvernement fédéral, motivés par le déclin des stocks de poissons et la création, en 1871, de l’US Commission of Fish and Fisheries. Au tribunal de la chasse aux otaries à fourrure, les chiffres étaient moins des données scientifiques rigoureuses que des arguments politiques. Après avoir racheté les îles à la Russie, les agents des États-Unis ont cherché à obtenir des statistiques historiques sur les otaries, en demandant aux prêtres orthodoxes russes et aux populations unangans de leur fournir des chiffres et de partager leurs souvenirs pour la période de 1786 à 1867. Mais l’une des techniques de comptage durables du gouvernement des États-Unis a été conçue par Henry Wood Elliott, arrivé aux Pribilof dans les années 1870 en qualité d’agent du département du Trésor et de paysagiste autodidacte1. Ayant l’œil pour délimiter les montées, les pentes et les profondeurs cachées, son approche du comptage reposait sur la topographie du territoire. Il cartographia les positions des mammifères – couché, au repos – et calcula la surface occupée par chacun d’eux. Puis, se tenant sur une falaise au-dessus de la colonie de Nah Speel pour observer la pression des corps d’animaux en contrebas, il traça une zone de neuf mètres carrés et découvrit qu’elle contenait les corps tessellés de dix-huit femelles reproductrices, quatre femelles vierges, vingt-quatre nouveaux petits et « un vieux mâle », ou « belle prise »2. Convaincu que l’otarie, « poussée par une fine conscience de la nécessité de son propre bien-être », obéirait à cette « loi » de répartition à chaque colonie, il proposa son schéma comme « unité de calcul » standard pour calculer la population annuelle des otaries reproductrices3.


  1. En 1871, Elliott a réalisé des cartes topographiques et bathymétriques en tant que membre de l’équipe d’arpentage du parc national de Yellowstone. Jusqu’à la fin de sa vie, il a milité pour la protection de l’otarie à fourrure et a participé à la North Pacific Fur Seal Convention de 1911, qui a interdit la chasse pélagique.  

  2. Selon Elliott, il a réalisé ce graphique en juillet 1872 ou 1874. Son estimation a été utilisée par le gouvernement pendant près de deux décennies, selon Kurkpatrick Dorsey, The Dawn of Conservation Diplomacy : U.S.–Canadian Wildlife Protection Treaties in the Progressive Era, Seattle, University of Washington Press, 2010.  

  3. Henry Wood Elliott, A Monograph of the Seal-Islands of Alaska, Washington DC, Government Printing Office, 1882, 49. 

Henry Wood Elliott, Seal drove crossing, vers 1872. Aquarelle. Museum of the North, Université d’Alaska, UA0482-0002

Les calculs d’Elliott s’avéreront être une surestimation. Mais sa méthode de comptage révèle le rôle prépondérant accordé aux chiffres au sein d’une conception émergente de la préservation qui ne s’intéresse pas encore à la place du mammifère dans les vastes écosystèmes océaniques. Récemment, poussés en partie par une technologie de suivi des animaux de plus en plus sophistiquée et ses révélations sur un monde habité de mouvements bien plus extraordinaires qu’on ne l’imaginait, les spécialistes ont voulu savoir comment les modèles historiques de migration avaient pu passer à côté de tant de choses. La journaliste scientifique Sonia Shah, par exemple, constate que l’on a toujours privilégié l’existence sédentaire comme condition par défaut de la vie planétaire. Elle suggère qu’une telle hypothèse, héritée des sciences naturelles du siècle des Lumières, a limité les questions posées sur les migrations humaines et non humaines, et souvent pathologisé leur transit1. Les pratiques documentaires – journaux de bord, cartes, recensements, grâce auxquelles les conceptions de la migration ont été enregistrées, ont davantage réduit et particularisé ces perspectives. Les recensements comme celui d’Elliott ont quantifié les otaries, en utilisant le langage du capitalisme; les cartes de saisie ont véhiculé le droit de propriété jusqu’à la mer; chacun a autorisé des rapports indirects sur la migration pour des intérêts impériaux, économiques et juridiques. Par-dessus tout, le projet colonial de considérer les otaries comme une ressource « domestique » signifie que leur migration est analysée à l’aide d’outils conçus pour manifester un monde ordonné par la possession, les frontières et les lignes de démarcation. Cette approche a exclu les informations qui ne convenaient pas, souvent les connaissances locales et autochtones, d’une manière qui continue de limiter les relations entre les humains et les animaux et l’analyse de leur rôle au sein de problématiques telles que la perte de la biodiversité.


  1. Sonia Shah, The Next Great Migration: The Beauty and Terror of Life on the Move, Londres, Bloomsbury, 2020. En ce qui concerne le colonialisme des États-Unis dans le détroit de Béring et en Alaska, voir Jodi Byrd, The Transit of Empire: Indigenous Critiques of Colonialism, Minneapolis: University of Minnesota Press, 2011; Smith, « ‘Exceeding Beringia’ »; et Juliana Hu Pegues, Space-Time Colonialism: Alaska’s Indigenous and Asian Entanglements, Chapel Hill, NC, University of North Carolina Press, 2021. 

Cet article a été traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.

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