Salles à câlins, biobanques et maisons de collaboration
Giovanna Borasi sur les nouveaux besoins en architecture
La relation entre l’architecture et la société a toujours existé. Les transformations sociales ont de tout temps inspiré des interventions architecturales servant à accueillir nos rituels, nos normes et nos modèles culturels : l’architecture est le miroir de nos valeurs collectives. Cependant, les vitesses de transformation respectives de la société et de l’architecture ne concordent plus, entraînant un désalignement de la vie contemporaine d’avec les espaces qu’elle occupe. D’autre part, l’architecture a parfois été instrumentalisée afin d’intégrer et de perpétuer les inégalités sociales dans notre environnement bâti. Ensemble, cela concoure à ce que l’on se retrouve à vivre dans des espaces définis par des valeurs qui ne représentent pas la vision commune que l’on a de nous-mêmes en tant que société.
L’environnement bâti conditionne notre façon de vivre. Comment donc pourrions-nous imaginer une architecture qui serait une plateforme plus en phase avec les conditions contemporaines de la société? Un véritable acte d’écoute et une recherche assidue de sites d’intervention peuvent permettre à l’architecture et à l’environnement bâti de répondre plus adéquatement aux changements dans nos besoins, voire les anticiper. Pour ce faire, les divers acteurs – pas seulement les architectes – doivent nécessairement observer comment la société évolue. Non pas d’une manière opportuniste en vue d’assouvir les toutes dernières tendances, mais plutôt comme un acte d’attention et de responsabilité. La société change. Comment l’architecture y répondra-t-elle?
De la solitude
En janvier 2018, la première ministre britannique, Theresa May, a créé un nouveau poste au sein de son cabinet, celui de ministre de la Solitude. Ce geste symbolique indiquait une préoccupation croissante concernant la solitude chronique qui s’est insérée dans notre tissu social et que certains spécialistes de la santé publique décrivent comme une pandémie imminente.1 À la différence de l’évaluation de la santé de notre économie, il n’existe aucun étalon pour mesurer la robustesse de nos liens sociaux; de ce fait, l’image exacte de notre situation actuelle reste insaisissable. Pourtant, dans le monde entier, les politiques de santé publique se penchent sur cette question de la solitude, car il semble que la forme actuelle de nos modèles sociaux, soutenue par l’architecture, a généré les conditions dans lesquelles on vit de plus en plus isolés les uns des autres.
Un des premiers actes de la ministre de la Solitude fut de former un partenariat avec les travailleurs postaux du Royal Mail, leur demandant de s’assurer, durant leurs tournées habituelles, que les personnes qu’ils desservent ne sont pas trop seules. Les facteurs discutent avec les habitants et, le cas échéant, leur donnent de l’information sur la manière d’accéder à des réseaux de soutien. Cette pratique inédite soulève cependant des questions immédiates, d’ordre spatial : où ces gens parleront-ils? Disposent-ils d’un espace confortable devant leur porte d’entrée pour que cette simple rencontre puisse se dérouler?
Les rencontres dues au hasard sont devenues rares dans nos vies quotidiennes. Le lent effacement des espaces liminaires et intermédiaires – couloirs, devantures de magasins, vestibules, mezzanines, etc. – mènent, directement ou indirectement, à une usure de nos liens sociaux et à nous éloigner les uns des autres. Les seules instances où ces types d’espaces semblent avoir été maintenus sont les bureaux des compagnies technologiques de Silicon Valley, guidées non pas par un quelconque sens communautaire, mais plutôt par la constatation que ces espaces informels de rencontre favorisent la génération d’idées potentiellement rentables.
Ce basculement est peut-être dû à l’exigence d’efficacité spatiale d’un marché immobilier omniprésent, le désir grandissant d’espaces privés plutôt que d’infrastructures partagées, la demande de sécurité accrue de notre environnement physique, l’irruption exponentielle de l’espace numérique dans notre vie quotidienne, ou l’obsession de la génération actuelle d’architectes émergents pour les « pièces » et la disparition des espaces intermédiaires dans les plans d’architecture. Les seuls vestiges de ce type d’espace sont ceux qui restent fonctionnellement indispensables, comme les ascenseurs, ou les salles d’attente dans les cabinets médicaux et les hôpitaux. Dans ces deux espaces toutefois, les conversations sont entachées de suspicion et d’inconfort : de nouveaux rituels émergent, les occupants éphémères chorégraphiant soigneusement la portée de leur regard, afin de ne jamais rencontrer celui de l’autre, les yeux se fixant immédiatement au sol si cela advenait. Ces espaces sont, de fait, des espaces d’évitement.
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Sarah Marsh, « “Combat Loneliness with social prescribing” says Theresa May », The Guardian, le 14 octobre 2018; [(https://www.theguardian.com/society/2018/oct/14/loneliness-social-prescribing-theresa-may)[https://www.theguardian.com/society/2018/oct/14/loneliness-social-prescribing-theresa-may]; date de dernière consultation: le 24 février 2021] ↩
Dans la plupart des villes, le rez-de-chaussée et le hall d’entrée de complexes résidentiels sont devenus des espaces efficaces de distribution. S’il y a un concierge, ces espaces ont été transformés en zones de réception et de retenue de colis d’Amazon – certaines copropriétés à New York ou à Milan ont d’ailleurs installé à cet effet des technologies intelligentes dans le hall d’entrée, qui permettent d’avertir les copropriétaires de livraisons à leurs noms, et ont même prévu des locaux avec des réfrigérateurs pour la livraison d’aliments.1 Autrefois des lieux d’accueil où l’on pouvait converser et faire le point, ces espaces se transforment de plus en plus explicitement en poste de sécurité, où les interactions sociales deviennent malaisantes.
Auparavant perçus comme des espaces de luxe, les grandioses halls d’entrée et salles du courrier des tours de Mies van der Rohe peuvent aujourd’hui être réinterprétés comme des espaces ayant favorisé la robustesse des liens sociaux. La nature ambiguë et indéfinie de ces espaces a façonné un environnement propice à de nouvelles rencontres et à l’entretien des amitiés; éléments particulièrement importants pour notre santé sociale. Et si ces interactions régulières avec ceux qui se trouvent à la périphérie de notre réseau social nous ancrent dans une communauté plus large, l’effacement graduel des espaces non affectés de notre lexique architectural nous a laissé un terreau beaucoup moins fertile pour les relations humaines.
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Paola Dezza, « La casa ai tempi di Amazon con il custode digitale », Il Sole 24 ore, le 20 février 2019, https://www.ilsole24ore.com/art/la-casa-tempi-amazon-il-custode-digitale-ABnBicTB; date de dernière consultation : le 24 février 2021] ↩
C’est sur la scène de l’architecture que se déploie notre vie sociale, façonnant subtilement, mais activement toutes nos interactions. Comment celle-ci peut-elle mettre ses outils spatiaux au service de ses habitants?
Nous sommes témoins de la naissance de nombreux espaces imaginés afin de contrer l’isolement et la solitude, avec des structures improvisées permettant une resocialisation qui répondrait à la mutation de nos besoins. Des salles à câlins – une architecture de la douceur, remplie de canapés, couverte de coussins et drapée de couvertures et courtepointes – accueillent des étrangers qui y viennent pour se blottir tendrement, et d’une manière non sexuelle, contre quelqu’un. Les études sur les câlins démontrent que ces gestes provoquent la libération d’endorphines, de dopamine et d’ocytocine, contribuant ainsi à réduire le stress et la pression artérielle; favorisent une meilleure qualité de sommeil; améliorent la communication dans les couples; et augmentent le sentiment global de bien-être et de bonheur chez ceux qui y participent.1
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India Morrison, « Keep Calm and Cuddle on: Social Touch as a Stress Buffer », Adaptive Human Behavior and Physiology 2, 2016, p. 344–36; [https://doi.org/10.1007/s40750-016-0052-x; date de dernière consultation : le 24 février 2021] ↩
Notre recours aux technologies numériques pour combattre l’isolement physique n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui et la métamorphose de nos modèles d’habitation nous entraîne à accueillir plus facilement de nouvelles formes d’intervention numérique dans les aspects les plus personnels de nos vies. L’émergence des maisons intelligentes s’est produite très rapidement dans l’histoire contemporaine. Elles imitent les comportements de compagnons, pouvant s’entretenir avec les résidents de la maison ou devenant l’interface même par laquelle des membres éloignés d’une famille peuvent prendre des nouvelles les uns des autres. Bien que la demande existe pour la création de nouveaux espaces où le toucher est considéré comme acceptable, une grande partie des soins et de l’attention aux humains sont maintenant délégués aux machines. À mesure que les baby-boomers entrent dans leurs années de maturité, le système de santé nécessitera qu’un plus grand nombre de travailleurs réponde à des besoins accrus de soin; des robots sont actuellement développés pour aider à satisfaire à cette demande. Toutefois, ces technologies interviendront-elles également dans nos moments de plus grande vulnérabilité et nos instants les plus intimes? Seront-elles employées pour nous divertir, distribuer nos médicaments, ou même pour nous accompagner tandis que l’on affronte seuls la mort?
De l’amour
Les questions autour de l’amour, des relations et de la famille ont principalement évolué autour d’une image et d’une narration axées sur la famille nucléaire : un homme rencontre une femme; l’homme et la femme se marient; l’homme et la femme ont des enfants, et ainsi de suite. Mais aux marges de ce portrait, d’autres types de familles ont gagné du terrain petit à petit dans la conscience collective, favorisant leur acceptation au sein de la société : relations ouvertes, non-monogamie éthique, relations polyamoureuses, mariage entre personnes de même sexe, famille de trois parents, familles monoparentales, coparentalité, célibat, mouvement sans enfant, famille d’élection, etc. Aujourd’hui, la famille traditionnelle peut être une simple possibilité parmi de nombreuses autres permutations; d’ailleurs, au Canada, seulement près d’un foyer sur quatre est constitué d’un couple marié avec enfant.1 Pourtant, nos institutions, nos lois, nos politiques et, tout particulièrement, notre façon de bâtir tardent à reconnaître de nouvelles définitions élargies de la famille et des formes de relations intimes qui s’inscrivent dans notre réalité spatiale.
Pour que notre parc immobilier résidentiel puisse mieux répondre aux conceptions changeantes de la notion de famille, une ouverture et une acceptation quant à la conception de projets pour des types de relations non traditionnelles sont nécessaires. Comment peut-on, dans notre nouvelle configuration sociale, concevoir et penser des espaces pouvant desservir des familles non nucléaires?
Dans une banlieue de Berlin, une maison traditionnelle est aujourd’hui occupée par neuf jeunes professionnels et un jeune enfant, qui vivent tous ensemble. Ce choix est motivé à la fois par des affinités partagées et par la question de l’accessibilité à la propriété immobilière. Lors de leur recherche d’une maison à partager, ces jeunes professionnels n’ont trouvé aucun plan de maison qui conciliait des formes d’intimité différentes : cuisines trop nombreuses, salles de bain séparées et peu d’espaces communs et privés. Au lieu d’avoir à louer plusieurs appartements dans un même immeuble pour vivre à proximité les uns des autres, les colocataires ont mis leurs ressources en commun afin de louer une seule grande maison. Finalement, une simple redéfinition des espaces, associée à une renégociation des rôles sociaux, fait de cette maison originellement « unifamiliale » un terrain d’expérimentation pour de nouvelles manières de constituer une famille. Du sous-sol au grenier, les espaces auparavant prévus pour accueillir une famille nucléaire de façon luxueuse hébergent désormais un groupe d’amis et toute une gamme de types de relations intimes et d’arrangements relatifs au travail : le cinéma maison a été transformé en bureau, et la chambre en soupente d’un adolescent est devenue la maison et la zone de jeu du jeune enfant.
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Statistique Canada, « Ménages privés selon le genre de ménage, répartition en % (2016), Canada, provinces et territoires, Recensement de 2016 – Données intégrales », Familles, ménages et état matrimonial – Faits saillants en tableaux; [https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/dp-pd/hlt-fst/fam/Tableau.cfm?Lang=F&T=21&Geo=00&SP=1&view=5; date de dernière consultation : le 24 février 2021] ↩
Le prix inabordable des logements, le coût élevé de la vie et l’incapacité à générer du capital de manière indépendante grâce à l’immobilier ont entraîné une disposition croissante à rechercher des formes non traditionnelles de cohabitation. Par conséquent, de nouveaux outils numériques ont émergé pour favoriser le partage de logements. Des sites web comme Nesterly aident à ménager de tels arrangements entre étudiants et personnes âgées. Beaucoup d’aînés ont effectivement des chambres libres à louer et ont également besoin de compagnie; élément déterminant pour leur bien-être. Chaque individu de cette association improbable mène sa vie de manière indépendante, mais les colocataires passent régulièrement des moments ensemble et se répartissent les tâches ménagères. Cela permet à de nombreuses personnes âgées de rester vivre dans leur domicile au lieu d’avoir à s’installer dans des résidences pour aînés : il s’agit en quelque sorte d’un mélange entre une résidence étudiante et une résidence pour retraités.
Les idées sur la manière de partager l’espace ont aussi évolué vers une reconsidération spatiale plus formelle. Ainsi, dans un nouvel immeuble résidentiel à Berlin, deux unités ne sont plus séparées par un mur, mais par une pièce. La proposition du mur de séparation devenu volume est très intéressante dans le cadre d’une réflexion sur la conception d’espaces structurellement flexibles – au lieu du simple ajout ou la suppression d’un mur – pour héberger une unité multifamiliale, ou pour accueillir diverses modalités de cohabitation. L’usage de l’espace intermédiaire est ouvert à différentes fonctions, discutées entre les habitants des unités mitoyennes, et dépendantes de leur relation : un espace commun pour se réunir, un espace répondant aux besoins changeants de chaque occupant ou un espace de circulation poreux entre les deux unités…
L’habitat urbain contemporain fait l’objet de concepts généralement focalisés sur la réduction du nombre d’espaces personnels au profit de plus d’infrastructures partagées, tant à l’échelle des complexes résidentiels qu’à celle du tissu urbain lui-même. Ainsi, pour son projet d’immeuble d’habitations individuelles, Takahashi Ippei divise la maison en ses parties fondamentales, ménageant ainsi huit logements pour célibataires, chacun axé sur une fonction spécifique : ici, autour du bain, là autour du travail, ou encore, autour de la cuisine. Chaque personne choisit le logement qui correspond le mieux à la façon dont elle occupe son temps quand elle est seule à la maison. La ville remplit alors les autres moments et comble toutes les fonctions qui ont été supprimées du logement, encourageant ainsi les habitants qui vivent seuls à rechercher des interactions sociales dans l’espace urbain.
De l’âge
La façon dont on vieillira demain sera bien différente de celle d’aujourd’hui. Les étapes apparemment bien définies de la vie – l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte, l’âge de la parentalité, la retraite, la vieillesse – ont toujours été soumises à des changements sociaux, mais elles se sont transformées à un rythme accéléré durant le capitalisme tardif. Souvent, ces phases de la vie sont déterminées par l’accès à une certaine indépendance économique, les structures familiales tenues pour acquises et le rôle associé aux caractéristiques de chaque personne : âge, genre, classe, race, identité sexuelle, etc. Cette trajectoire commence toujours avec la naissance et se termine par la mort. Toutefois, la manière dont on évolue d’un pôle à l’autre est plus que jamais remise en question. L’architecture pourrait y trouver une occasion renouvelée de concevoir des espaces qui répondent à cette évolution de la chronologie et aux nouvelles définitions des jalons de la vie. Encore une fois, comment les conceptions changeantes de la succession des étapes de notre vie peuvent se manifester dans l’espace de l’architecture et de la ville?
Nous passons une grande partie de notre vie au travail. Il fut un temps où le travail était un facteur de bonification de l’autorité personnelle à mesure que l’on vieillissait et que l’on cumulait de l’expérience et de l’expertise; mais cet état de fait a progressivement été érodé. Désormais, la pertinence professionnelle d’une personne, notamment dans le secteur technologique, est de plus en plus mesurée en proportion inverse de l’âge, et est valide pour une durée de plus en plus courte. Dans l’article de Tad Friend pour le New Yorker, « Why Ageism Never Gets Old » (Pourquoi l’âgisme reste d’actualité), celui-ci observe que ce changement soudain dans l’âge associé à l’autorité provient du fait que les transformations technologiques sont de plus en plus rapides et que ce phénomène est étayé par la croyance parmi les représentants de la Silicon Valley que « les idées audacieuses sont le domaine de la jeunesse. »1 Ce rapide développement technologique, associé à l’idée que les opportunités professionnelles viennent du premier emploi ou des dernières années d’études, a transformé la perception que l’on a du moment où l’on atteint le sommet de sa carrière professionnelle. Ceux qui travaillent dans l’économie numérique sont perçus comme étant « vieux » lorsqu’ils arrivent à la trentaine : leur propre industrie génère ce sentiment d’obsolescence qui se perpétue dans la société. En réponse à cela, des centres de villégiature et lieux de retraite haut de gamme, comme le Modern Elder Academy situé à El Pescadero, au Mexique, ont vu le jour. Leur clientèle est constituée des travailleurs du secteur des nouvelles technologies qui n’arrivent plus à suivre le rythme effréné de cette industrie en mutation constante.2 Les centres visent à fournir, par leurs espaces et leur mission, un soutien émotionnel et un sentiment de communauté aux invités, qui partagent des expériences similaires d’âgisme professionel.3
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Tad Friend, « Why Ageism Never Gets Old », New Yorker, le 13 novembre 2017; [https://www.newyorker.com/magazine/2017/11/20/why-ageism-never-gets-old; date de dernière consultation : le 24 février 2021] ↩
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Nellie Bowles, « A New Luxury Retreat Caters to Elderly Workers in Tech (Ages 30 and Up) », New York Times, le 4 mars 2019, [https://www.nytimes.com/2019/03/04/technology/modern-elder-resort-silicon-valley-ageism.html; date de dernière consultation : le 24 février 2021] ↩
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Ibid. ↩
La concentration du développement de carrière dans les premières années de vie professionnelle a ravivé l’intérêt pour la retraite anticipée. Le modèle F.I.R.E (indépendance financière, retraite anticipée) est un mouvement en plein essor parmi les milléniaux, ces derniers travaillant, économisant et investissant intensément en vue d’accumuler suffisamment de ressources pour pouvoir prendre leur retraite dès leur trentaine ou quarantaine. Aujourd’hui, cette génération octroie plus de valeur à son temps qu’aux symboles génériques de prospérité matérielle. En travaillant et en générant des revenus sur une période réduite, on se libère à terme des obligations du travail obligatoire. Les notions de retraite ont souvent été associées aux loisirs et à la détente; on pense aux images de pêche et de croisières. Mais quels seront donc le mode de vie et l’environnement résidentiel de cette nouvelle génération de jeunes retraités?
Le projet Naked House, de l’agence d’architecture OMMX, est un des premiers exemples de tentative de création d’un nouveau type de logements dont l’abordabilité favorise l’accès à la propriété. Ce modèle résidentiel parvient à réduire les coûts d’acquisition en offrant seulement des éléments essentiels : l’espace intérieur ne contient aucun mur de séparation ou plancher et ne bénéficie d’aucun fini. Les propriétaires peuvent alors aménager cet espace aux proportions généreuses au fur et à mesure, en fonction de leurs besoins et de leur situation financière. Ce modèle leur permet également d’éviter de trop s’endetter. Les architectes peuvent ainsi s’atteler à définir et à concevoir une nouvelle typologie de maison, axée sur le concept d’abordabilité; dans ce cas-ci, il s’agit d’un modèle d’affectation progressive de l’espace.
Ainsi donc, chaque génération élabore une nouvelle conception du travail, qui se reflète dans la manière dont nos espaces de travail sont pensés. Pour la génération Z (1997-2012), la première véritablement native du numérique, « le soi » devient une commodité sur le marché du travail : le fait de se mettre en scène et de se rendre le plus visible possible est maintenant une forme viable de travail pour certains, où l’image, les relations, l’attention et la personnalité peuvent être monétisées. De ces nouvelles modalités a émergé le phénomène récent de maison de production de contenu (Content House), ou de maison de collaboration (Collab House) : il s’agit d’espaces où les influenceurs et les vedettes des médias sociaux vivent ensemble, souvent dans des maisons de type « McMansion » (sorte de grand manoir de banlieue); généralement, mais pas exclusivement, situées à Los Angeles. Ces types d’habitation sont devenus des espaces de travail et de loisirs d’un nouveau genre. Avec la popularité exponentielle de la plateforme sociale Tik Tok, de plus récentes itérations des maisons de contenu ont vu le jour, dont la plus notable est la Hype House, où les vedettes les plus prometteuses ont formé un groupe de création de contenu. L’intérêt de vivre ensemble tient au fait que cela « permet de travailler plus souvent en équipe, ce qui signifie une croissance plus rapide, sans oublier que les créateurs peuvent se soutenir mutuellement, dans une carrière qui peut s’avérer éprouvante. »1 Et même si le décor semble faire allusion à une constante ambiance de fête, des règles strictes sont appliquées afin de s’assurer que tout le monde fasse son travail, c’est-à-dire, produise des vidéos. Ici, les concepts de logement et de travail ont complètement fusionné.
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Taylor Lorenz, « Hype House and the Los Angeles Tiktok Mansion Gold Rush », New York Times, le 3 janvier 2020, https://www.nytimes.com/2020/01/03/style/hype-house-los-angeles-tik-tok.html?; date de dernière consultation : le 24 février 2021] ↩
La technologie et la science modifient de plus en plus les jalons traditionnels chronologiques de la vie, notamment en ce qui a trait au corps, à l’âge et à la fertilité. Les moments pour avoir un bébé ou créer une famille étaient habituellement compris comme ayant lieu durant une fourchette de temps bien précise dans la vie d’une femme. Cependant, de nouvelles formes de traitement de fertilité – congélation d’ovocytes, fécondation in vitro (FIV), don d’ovules, mères porteuses, etc. –, associées à l’émancipation des femmes, ont remis en question ces suppositions et accordent à ceux qui ont accès à ces traitements une flexibilité inédite pour planifier la création de leur famille. Aux États-Unis, environ un tiers des adultes ont confié avoir fait appel à des traitements de fertilité; et il en va de même pour des millions d’autres dans le monde, tandis que depuis 1978, plus de huit millions de bébés sont nés par FIV.2 Les traitements de fertilité devenant de plus en plus courants, un nouveau besoin a émergé en architecture : celui de repenser les espaces dans lesquels ont lieu ces procédures. Ces endroits sont actuellement et exclusivement des cliniques indépendantes, empreints d’un vague sentiment de honte ou de clandestinité. Ces lieux pourraient néanmoins devenir le site d’une nouvelle infrastructure sociale, ainsi qu’Hilary Sample l’a imaginé :
« La nouvelle clinique pourrait être réajustée pour se concentrer sur le bien-être de ceux qui ont besoin d’aide à la reproduction. Imaginons un espace où pourraient être associées la santé reproductive et la santé environnementale : les cliniques de fertilité se trouvant dans des quartiers où prévaut une mauvaise santé pouvant sensibiliser les habitants à ces questions; les enfants sont actuellement souvent interdits dans ces cliniques, alors qu’ils devraient être acceptés : dans les quartiers défavorisés, le fait de pouvoir amener son enfant avec soi permettrait à plus de gens de bénéficier d’un soutien et de soins plus attentionnés. La clinique de fertilité peut devenir la doula du quartier. »3
Au XXe siècle, les banques d’organes et de tissus (biobanques) étaient des centres de stockage de fluides corporels humains – sang, sperme et lait maternel –, mais il est maintenant possible grâce à la biotechnologie de se procurer des constituants matériels du corps, comme des membres, des lignées cellulaires et, dans certaines circonstances, même un visage.4 Au cours du siècle dernier, il a été possible d’ajouter 30 ans à l’espérance de vie moyenne.5 Aujourd’hui, les biotechnologies pourraient offrir une meilleure qualité de vie durant ces années supplémentaires, faisant de ces biobanques des sites d’importance croissante pour la communauté. Ainsi, les biobanques pourraient-elles devenir des structures intégrées à notre environnement urbain et ainsi être plus généralement accessibles? Devront-elles disposer d’une interface architecturale pour communiquer avec le public?
L’espérance de vie se prolonge, mais la mort reste inévitable Les rituels autour de la naissance sont actuellement réexaminés tout autant que sont repensés par les architectes les espaces funéraires et les rituels entourant la mort. Certains des projets envisagent la liquéfaction du corps afin de pouvoir fertiliser un jardin commémorant les personnes décédées; d’autres ont proposé un nouveau type de crématorium où le processus de crémation est observé par la famille; et d’autres encore ont imaginé des autels commémoratifs incorporés à l’infrastructure publique et urbaine, tout en devenant un lieu où peuvent s’exprimer publiquement l’affliction et le deuil.
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Gretchen Livingston, « A third of U.S. adults say they have used fertility treatments or know someone who has », Pew Research Center, le 17 juillet 2018; [https://www.pewresearch.org/fact-tank/2018/07/17/a-third-of-u-s-adults-say-they-have-used-fertility-treatments-or-know-someone-who-has/; date de dernière consultation : le 24 février 2021] ↩
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European Society of Human Reproduction and Embryology, « More than 8 million babies born from IVF since the world’s first in 1978: European IVF pregnancy rates now steady at around 36 percent, according to ESHRE monitoring », ScienceDaily; [www.sciencedaily.com/releases/2018/07/180703084127.htm; date de dernière consultation : le 24 février 2021] ↩
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Hilary Sample, entrevue avec l’auteure, juin 2020 ↩
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Rebecca J.Rosen, « Banks of Blood and Sperm », The Atlantic, le 31 juillet 2014; [https://www.theatlantic.com/business/archive/2014/07/banks-of-blood-and-sperm/375341/; date de dernière consultation : le 24 février 2021] ↩
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Adam Gopnik, « Can We Live Longer But Stay Younger », New Yorker, le 13 mai 2019; https://www.newyorker.com/magazine/2019/05/20/can-we-live-longer-but-stay-younger; date de dernière consultation : le 24 février 2021] ↩
L’architecture parvient-elle à entrer dans un dialogue avec l’évolution et la diversification de nos besoins, et le fait-elle avec une ambition conceptuelle renouvelée de vouloir soutenir l’évolution de la société? L’architecture peut certes constituer un instrument du changement, mais elle ne peut anticiper les besoins du futur en copiant son passé. Par conséquent, cette discipline devrait être activement à l’écoute de l’impulsion des transformations sociales en vue d’étayer, d’encourager et d’encadrer au plus juste chaque moment de la vie.
Cet article fait partie du projet Ressaisir la vie.