Des mondes partagés
Une conversation avec Rodrigo Kommers Wender, PLOT
Giovanna Borasi, Kate Yeh Chiu et Albert Ferré se sont entretenus avec Rodrigo Kommers Wender, directeur de la rédaction du magazine PLOT, au sujet de leur récent numéro sur les formes de vie collectives, Mundos compartidos: redefinir los límites de la domesticidad. Cette conversation est publiée dans le cadre du projet Ressaisir la vie.
- GB
- J’ai récemment lu un article dans le New York Times à propos de parents en Amérique du Nord qui emménagent avec leurs enfants parce qu’ils n’ont plus les moyens de se loger et qu’ils n’ont pas de régime de retraite. Nous parlons habituellement des jeunes qui vivent chez leurs parents, mais maintenant nous assistons en quelque sorte au phénomène inverse. L’idée de notre projet Une portion du présent est d’essayer de comprendre l’étendue du rôle des architectes dans l’anticipation réelle de certaines préoccupations ou dans la réflexion à leur sujet. Quand vous m’avez donné une copie de PLOT 50 sur le logement partagé, j’ai eu l’impression que vous posiez la même question. Comment les architectes peuvent-ils jouer un rôle?
- RKW
- En Amérique du Nord, il y a tout un paradoxe : la propriété définit tout, mais une vaste majorité de personnes n’y ont pas accès. Il est évident que nous avons besoin d’un changement de paradigme pour faire face à tous ces défis et nous éloigner de cette construction matérialiste et symbolique du monde dans lequel nous vivons.
Pour ce numéro de PLOT, une de nos idées initiales portait sur l’exposition Italy: The New Domestic Landscape, organisée par Emilio Ambasz en 1972 au Museum of Modern Art à New York, pour laquelle il a présenté un catalogue de projets imaginés par l’avant-garde italienne radicale de la fin des années 1960 autour du concept de nouvelle domesticité comme une critique de la logique capitaliste. Dans notre numéro, nous voulions explorer de nouvelles formes de manières d’habiter à l’époque postnumérique, quand les relations et la notion de familles traditionnelles sont brouillées par d’innombrables facteurs, comme la flexibilité du travail, la croissance de la densité démographique, la crise écologique, la distribution de la richesse, les nouvelles dimensions de la vie numérique, ainsi que l’évolution du rôle des femmes dans la société.
Il y a peut-être aussi un besoin de reconfiguration des espaces et des programmes, en raison de la hausse de l’espérance de vie et la redéfinition des affinités. Cette idée de maman, papa, fils et filles, ce n’est plus vraiment la norme dans la grande majorité des pays du monde. L’augmentation de logements partagés a beaucoup à voir avec cela. Nous ouvrons l’éditorial avec une citation à ce sujet. Elle est de Yingxuan Teo, ancienne résidente de recherche à SPACE 10, selon qui la montée de l’économie dite collaborative, ainsi qu’une diminution soudaine des ressources mondiales dans un contexte de croissance démographique rapide, nous obligent à repenser le concept de propriété et de participation au quotidien. Y compris le logement, bien sûr. Quelles possibilités la cohabitation nous apporte-t-elle?
- GB
- Vous avez fait référence à de nouveaux types de familles. Je pense qu’avec les médias sociaux, on est très habitués à créer le type de groupe avec qui on a envie de discuter, les gens qui partagent nos affinités ou nos intérêts, etc. Il est tellement normal de partager un espace numérique avec des gens que nous ne connaissons pas. Quelles seront les conséquences lorsque cela se transporte dans la vie réelle?
- RKW
- Il arrive que la vie numérique nous rassemble, mais elle demeure parfois aussi impersonnelle. Nous n’avons plus besoin d’occuper le même espace physique pour avoir un lien fort avec quelqu’un d’autre. Un des articles du numéro porte sur One Shared House, un projet de recherche dans lequel Anton & Irene et SPACE 10 ont compilé les réponses à un sondage sur nos modes de vie en 2030.
- GB
- Quelles sont les typologies architecturales qui en ressortent?
- RKW
- Le projet construit une constellation de désirs et un questionnement sur ce qu’on accepte de partager. Il en va d’un partage de services, de salles communes, d’espaces de bureau, mais aussi de l’autonomie de la prise de décisions à propos de l’endroit où l’on vit, la façon dont on distribue la propriété des espaces. C’est un sondage très exhaustif. J’ai discuté du numéro avec des amis qui ne sont pas du domaine de l’architecture et certains d’entre eux l’ont vu comme uniquement une question économique : on ne peut pas se payer une maison, donc malheureusement, il faut vivre avec quelqu’un d’autre. La notion de propriété et d’héritage est au cœur de notre société, et l’idée de familles traditionnelles est la base du capitalisme; ce n’est pas suffisant de changer la façon dont nous vivons dans nos maisons. Les traditions et la vie sont composées de rituels; on a besoin d’une transformation d’un type quelconque. Mais pour que cette transformation soit possible sur une échelle suffisamment grande, il faut un besoin ou un désir. Avec la crise de la COVID, de nouveaux besoins se font jour, on procède donc à de nombreux changements; il est en quelque sorte paradoxal de parler de partage de mondes à une époque de distanciation.
- AF
- Je suis fasciné par votre façon de contextualiser le partage dans une crise environnementale, et par conséquent une crise du capitalisme. Mais dans l’introduction du numéro, vous écrivez aussi que le partage fait partie d’une culture en quête de nouvelles expériences et qui reflète une position politique engagée dans un effort collectif.
- RKW
- Beaucoup de projets de cohabitation sont de simples produits nous vendant un nouveau mode de vie moderne. Ce n’est qu’une version inédite du consumérisme. Nous nous intéressions plus à des projets qui ont de plus larges implications, avec des modifications dans les modes de vie et des intérêts politiques. Pour vraiment changer comment nous vivons ensemble, nous devons également réinventer les propriétés foncières, penser autrement.
Les projets et les textes du numéro sont traversés par un grand nombre de vecteurs hétérogènes. Nous n’étions pas seulement curieux du travail architectural, parce que vous avez besoin de poser la question : comment peut-on être plus puissants politiquement, au sens où l’entend Spinoza? Les projets que nous avons choisis, au-delà leurs expressions formelles, proposent une reconfiguration subjective de la politique et de visions du monde différentes. En 1972, Archizoom a déclaré que le design lui-même n’était pas en mesure de nous libérer de l’oppression et que le politique ne résidait pas dans la forme de la maison ou de la ville, mais dans la façon dont nous les utilisons. Je pense qu’il n’est pas nécessaire de modifier tous les programmes, de faire une architecture complètement différente, mais il faut une manière complètement nouvelle d’utiliser ces espaces.
- GB
- Vous avez dit que la discussion à propos du partage devrait être séparée de celle sur l’accessibilité financière. Je me demandais, parce que vous faites une distinction nette entre le désir et le besoin de partager, si le partage peut être une réponse à la crise économique et à une nécessité de repenser le logement abordable. Il n’est pas toujours essentiel d’imaginer ce dernier comme une sorte de petite unité bon marché, séparée.
- RKW
- Je ne dirais pas que c’est la solution pour l’avenir du logement, mais je suis certain qu’il y a là une occasion à saisir. L’idée de famille comme étant la base de la maison individuelle disparaît d’une certaine façon. J’ignore combien de personnes ont deux enfants, sont mariées en tant qu’homme et femme, ce n’est plus la règle. Je suis homosexuel. Je n’ai pas d’enfants, par exemple. J’habite seul dans une maison qui ne m’appartient pas, que je loue, que je ne pourrais acheter aujourd’hui. Aurais-je la possibilité, quand je serai plus vieux, de partager une maison commune avec des amis qui sont dans la même situation, de vivre ensemble et s’entraider? Pourquoi pas?
Il y a, dans le magazine, un projet de maison pour trois générations à Amsterdam conçue par BETA office for architecture and the city. Il s’agit d’un bâtiment de cinq étages qui comptent des unités différentes, mais celles-ci sont toutes reliées. Quand des personnes plus âgées et des jeunes vivent ensemble, que certaines doivent sortir de la maison pour le travail, les aînés peuvent s’occuper des plus jeunes. On crée une sorte de communauté, de partages, non seulement des espaces, mais aussi des aspects de la vie. Il existe des exemples intéressants qui améliorent le monde de cette façon. Chacun veut avoir une bonne maison, des amis, des relations amoureuses, toutes sortes de choses, et de telles possibilités de partage sont, selon moi, des exemples de façons de voir l’avenir à une échelle plus vaste.
Bien sûr, les projets dans le magazine proviennent tous d’Europe et d’Asie. Il n’y a rien de tel en Amérique, en Amérique latine. Même aux États-Unis, on ne trouve pas de projets de ce genre. Il y a donc aussi en jeu un phénomène culturel. En fait, un des textes que nous avons publiés d’Amérique latine est un essai d’Anna Puigjaner sur les cuisines communautaires à Lima, « Sortir la cuisine de la maison ». C’est une façon très intéressante de répartir les choses. Pas une maison, dans ce cas-ci, mais une cuisine, parce que celle-ci détermine la façon dont la famille est structurée, le rôle des femmes. Cette communauté fournit également des repas plus abordables, un endroit où partager des plats moins chers. Ces espaces ont aussi été transformés en lieux de réflexion politique. Cette mutation de la cuisine est un moyen d’autonomiser les membres de la communauté.
- GB
- Nous avons vu d’autres architectes travailler à partir de ces notions d’accès, retirer une fonction de la maison qui, jusqu’alors, avait été privée ou individuelle. Quand on la retire, on doit la partager. Il existe une sorte d’intentionnalité du design, non seulement dans la décision de ce qu’on partage dans la conception d’une maison, mais aussi dans celle d’extraire des fonctions de l’espace privé et de forcer les habitants à partager. Nous entendons souvent parler de bureaux communs et du pouvoir potentiel du couloir. Alors que l’architecture contemporaine est beaucoup axée sur l’idée de pièces qui sont reliées les unes aux autres sans couloirs, si l’on considère le tout à partir d’un point de vue partagé, social, on s’aperçoit qu’il est possible que le couloir ou l’escalier devienne le seul endroit où rencontrer un voisin. Pensez-vous que de donner de l’importance à ces petits espaces partagés aurait une incidence sur le changement des relations sociales?
- RKW
- Oui, n’oublions pas que la partie la plus importante de la ville est construite par des architectes anonymes et que, dans la prolifération actuelle de monoambientes ou de studios, il n’y a pas de singularité ni de dimension sociale. Je crois que l’atomisation et l’individualisme à la base de nos modèles de vie et nos environnements bâtis déterminent également les modes de perception de soi et des autres. Ce n’est pas seulement une question de changer ces modèles, mais on doit aussi changer avec eux. Bruno Latour a posé cette importante question : comment devons-nous vivre collectivement aujourd’hui? Le monde est constamment articulé, défini et construit par nous, à travers, entre autres, des pratiques politiques, culturelles, scientifiques. Je ne sais pas comment la réalité nous fera changer et à quel point nous changeons la réalité. Il y a ces modifications et changements dans les programmes des constructeurs et des architectes, mais nous devons, d’une certaine manière, trouver de nouvelles façons de réfléchir à nous-mêmes.
- KYC
- Quand il y a un aspect idéologique indéniable dans tant de changements qui doivent se produire (nous parlons de traditions ou de rituels, de systèmes économiques, religieux, politiques qui influencent notre mode de vie et sur ce que nous sommes à l’aise de faire), je me demande combien des projets de ce numéro sont privés, axés sur le client. Parce qu’il semble que, pour réussir un projet aussi ouvert à un nouveau mode de vie, vous devez avoir un client qui souscrit entièrement à ce système de croyances. Si des architectes veulent œuvrer à plus grande échelle au-delà du projet ponctuel pour ce client très spécial, avez-vous pris en considération des architectes qui sont des militants, des travailleurs sociaux, des décideurs politiques? Le travail est-il aussi maintenant de concevoir des politiques, des protocoles ou des modes de vie, des livres de règlements, etc.?
- RKW
- Je ne sais pas vraiment comment ceci peut se produire à plus grande échelle, parce que ce que vous dites est bien sûr vrai. Ce sont en quelque sorte des clients très particuliers, parce qu’ils ont l’intérêt, le désir, ils savent ce qu’ils veulent et comment ils veulent vivre. Ça n’arrive pas partout à tout le monde, bien sûr, et habituellement l’architecture porte sur le besoin de régler un problème (vous devez construire un toit pour fournir un abri contre la pluie); il est donc vrai que tous ces projets sont destinés à des chanceux qui en ont les moyens.
Le fonctionnement des agences en sera modifié, parce que si vous avez besoin de la participation du client dans des projets comme ceux-ci, ce dernier devient pratiquement un co-concepteur. Une connaissance est partagée, et les attentes sont probablement différentes. Dans ce type de rapport, il faut aussi repenser le rôle de l’architecte.
- GB
- La dernière question est en fait une question liée à la COVID : ici, à Montréal, les logements étudiants ont été fermés dès le début à cause du niveau de partage, qui était tel qu’il était impossible de gérer les bâtiments. Est-ce que les architectes qui travaillent sur des prototypes de vie en commun devront abandonner? La différence, peut-être, à l’avenir, est qu’il s’agira simplement de choisir les gens. Vous devez pouvoir compter sur un système de soutien, particulièrement si vous vivez seuls. Si vous avez dix amis qui sont tous isolés à la maison et qui vous semblent intéressants, pourquoi ne pas habiter ensemble?
- RKW
- L’époque actuelle nous montre que faire les choses en collaboration est une nécessité absolue. Il y a un besoin de créer un réseau de soutien, pas seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan affectif. Voici une citation de Peter Sloterdijk provenant de Bulles : « Puisse se tenir loin de ces lieux celui qui n’a pas la volonté de louer le transfert et de réfuter la solitude ». Dans cette société individualiste, je crois que réfuter la solitude est un geste politique.
Je pense que les gens n’ont pas tant de besoins. Bien sûr, le concept de besoin est très souple : les miens ne sont pas les vôtres. Mais j’espère que cette époque nous encourage à accepter plus facilement le partage de plusieurs manières, dans la distribution de la richesse dans le monde, par exemple, dans la façon dont on collabore les uns avec les autres, dont on prend soin de nos voisins et amis, les différents types de famille que l’on crée et construit. C’est selon moi une façon d’être moins vide. Je ne pense pas que l’être humain soit une île.