Un espace sans collecte d'ordures
Tei Carpenter revalorise les déchets
« Plutôt qu’aux choses qui chaque jour sont fabriquées, mises en vente et achetées, l’opulence de Léonie se mesure à celles qui chaque jour sont mises au rebut pour faire place à de nouvelles. Au point qu’on se demande si la véritable passion de Léonie est vraiment, comme ils disent, le plaisir des choses neuves et différentes, ou si ce n’est pas plutôt l’expulsion, l’éloignement, la séparation d’avec une impureté récurrente. Il est certain que les éboueurs sont reçus comme des anges, et leur mission qui consiste à enlever les restes de l’existence de la veille est entourée de respect silencieux, comme un rite qui inspire la dévotion, ou peut-être simplement que personne ne veut plus penser à rien de ce qui a été mis au rebut1. »
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Italo Calvino, Les villes invisibles, traduit de l’italien par Jean Thibaudeau, Éditions du Seuil, Paris, 1974, p. 102. ↩
Pour en finir avec les services de collecte des déchets, il faut un changement radical de mentalité et de comportement pour comprendre que ces mêmes déchets devraient plutôt être redistribués, réutilisés et rappariés en tant que matière première et ressource brute1. En contrepoint de la dépendance aux balayeurs de rue à Léonie, quelles sont les implications spatiales et culturelles si le ramassage des ordures s’arrête et que la possibilité de se débarrasser des déchets devient obsolète ? De nouvelles collectivités peuvent-elles se former autour d’une ontologie et d’une économie qui valorise tout comme une ressource ? Quel est le potentiel de transformation des choses qui nous entourent et avec lesquelles nous vivons ? Quels sont leurs secondes vies et leurs sous-produits ?
Lorsque les services d’enlèvement des ordures s’arrêtent, certaines municipalités mettent en place des politiques qui impliquent l’interdiction d’utiliser des sacs en plastique et du polystyrène, tandis que d’autres se concentrent sur des innovations infrastructurelles comme des systèmes de construction avec des tubes pneumatiques intégrés pour simplifier le recyclage des matériaux. Ce qui facilite pourtant un changement culturel vers ce mode de pensée, ce n’est pas la gestion centralisée et technologique, mais plutôt une pensée collective créative à même de produire les innovations comportementales, esthétiques et même « éthiques »2 capables de renverser les habitudes et les désirs capitalistes individualistes.
Trier, fouiller, récupérer, réparer, composter, réutiliser, glaner, troquer, recycler : telles sont les nouvelles composantes de la vie. Le cycle insatiable de la consommation et de la croissance axée sur le capital fait place à d’autres formes de travail, de soins et d’entretien des choses, des communautés et des lieux. Une repriorisation de l’écologie se produit, sans l’assainir, car le matériel reste en place et ne peut plus être distribué de manière inégale ailleurs, ni engrangé à l’abri des regards.
En même temps, la revalorisation des déchets introduit une culture de la réparation et du bricolage de ce qui serait autrement jeté. Des objets cassés, cabossés et brisés reçoivent une nouvelle vie dans des ateliers de réparation et des laboratoires de recyclage qui deviennent à la fois une galerie, un magasin et un lieu d’enseignement. L’acte de réparation est parfois occasionnel, mais pour certains, la réparation devient de plus en plus une forme d’art raffinée, inspirée de la technique kintsugi qui consiste à réparer des céramiques cassées avec de la poudre d’or. Au lieu du rejet des objets ayant perdu leur aspect neuf et brillant, le bris et la réparation deviennent partie prenante de l’histoire de ces choses, et les fissures et les modifications trouvent une forme de célébration. En effet, ces méthodes et ces modes de vie – dans la réfection des objets comme dans la rénovation et la réutilisation des bâtiments – se répandent à mesure que d’autres types d’architecture émergent sous l’influence des nouveaux lieux disponibles et des demandes sociales fluctuantes. Les spolia acquièrent une nouvelle signification pour les maisons et pour ces nouvelles approches, depuis les techniques raffinées de kintsugi et de reliure jusqu’au bricolage maximaliste.
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Suivant Georges Bataille, qui développe la notion d’une abondance de ressources plutôt que d’une rareté de celles-ci, voir Allan Stoekl, « Orgiastic Recycling », dans Bataille’s Peak, University of Minnesota Press, Minneapolis, 2007, p. 115-149. ↩
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Myra J. Jird, « Waste, Landfills and an Environmental Ethics of Vulnerability », Ethics and the Environment 18, n° 1, Printemps 2013, p. 115. ↩
La vie familiale n’est plus reléguée à l’habitat unifamilial ou à l’appartement individuel. Les habitants s’intègrent dans des cycles métaboliques plus larges avec leurs voisins et commencent à s’aider mutuellement. Le compost d’une personne devient l’engrais d’une autre, ce qui aide à faire pousser les légumes d’une troisième; les espadrilles devenues trop petites d’un enfant s’échangent contre les bottes de pluie d’un autre; les vieux magazines des uns se transforment en toile d’art pour les autres, et ainsi de suite – à la manière d’une écologie industrielle qui traduit les extrants d’une industrie en intrants d’une autre industrie. Une écologie domestique – une écologie familiale – prend forme.
Cette écologie domestique produit une sorte d’équilibre qui ouvre la porte à une multitude de types de logements nouveaux et subsidiaires dans les immeubles d’habitation, les districts et les quartiers résidentiels. Les espaces auparavant réservés aux déchets (trottoirs, poubelles, salles de compactage des ordures, sous-sols, garages) ainsi que les sites de consommation du neuf (magasins de vêtements et d’alimentation, centres commerciaux, etc.) sont réappropriés par les habitants. De nouvelles économies et formes de travail, tant formelles qu’informelles, se mettent en place à mesure que cessent les anciennes habitudes de consommation et de rejet.
L’emballage individualisé des biens de consommation, en particulier des produits alimentaires et des produits de nettoyage, devient obsolète. Les gens se regroupent plutôt et font des achats en vrac avec leurs voisins et pour leur quartier. Le stockage en vrac à l’échelle de la maison, du bâtiment et du quartier remplace l’échelle de l’armoire et du garde-manger – la collecte des ingrédients et la préparation des repas deviennent une entreprise commune. Les nouvelles approches perturbent la chaîne d’approvisionnement en vue de créer des relations plus directes entre les fournisseurs et les habitants, et produisent ainsi une décentralisation des centres locaux de distribution et de recyclage des aliments, réduisant les emballages, les déchets organiques et les détournements accidentels. Les formes spatiales des bourses d’échange, du troc et des marchés aux puces, ainsi que la liste LISTSERV virtuelle, génèrent de nouvelles places de marché et de nouveaux sites d’échange physiques. Les maisons empruntent et hybrident des types de stockage agricole à l’échelle régionale et locale, comme le silo à grain, pour conserver et distribuer des marchandises en vrac. Pour la distribution de liquides essentiels, comme l’eau potable et le lait, des espaces locaux d’approvisionnement en vrac – un peu sur le modèle de la station-service, mais aussi du ravitaillement aux puits des espaces communautaires – s’ouvrent afin de supprimer les contenants à usage unique.
Cette double attitude qui favorise la réduction des déchets et les considère sous l’angle de leur valeur intrinsèque s’accompagne de modes et de moyens d’existence qui évoluent de manières diverses. Certains habitants tendent vers une vie ultralégère – qui rationalise et réduit les choses et les rituels1 –, d’autres sont libérés de la permanence des choses, embrassent la possibilité d’une vie fluctuant au gré d’une constante reconfiguration spatiale et débarrassent leur habitat des objets inutiles; certains mettent les bouchées doubles, en s’investissant dans l’entretien, la réparation et l’histoire de leur espace domestique et leurs objets. D’autres absorbent les changements culturels de manière moins évidente, en modifiant légèrement leurs habitudes et leurs comportements quotidiens, depuis la manière dont ils se brossent les dents, à celle de verser leurs céréales dans leur bol, en passant par ce qu’ils voient en regardant par la fenêtre de leur chambre.
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Intentional Estates Agency (Tei Carpenter, Jesse LeCavalier, Dan Taeyoung et Chris Woebken), « Some Degrowth Portfolios », Pidgin, n° 26, 2019, p. 190-213. ↩
Ce texte a été écrit par Tei Carpenter, fondatrice du studio de design Agency—Agency, pour notre publication Une portion du présent. Il est publié ici dans le cadre de notre projet Ressaisir la vie.