Urbanisme provisoire, jeunesse et logements d’entre-deux
Nahyun Hwang et David Eugin Moon de N H D M spéculent sur la précarité et les possibilités du logement de la jeunesse
Urbanisme provisoire
Alors que la société continue de s’adapter à l’évolution des conditions économiques et environnementales, les modes de vie habituels sont en voie d’être remis en cause1. Le mythe du noyau familial permanent comme unité spatio-politique idéale d’une société productive ne tient plus, et l’accroissement de la mobilité et du transitoire – voulus ou forcés – produit des situations incertaines et néanmoins omniprésentes d’entre-deux pour la majorité invisible de la population dans ce que nous qualifions d’« urbanisme provisoire2 ». Pour certains, résider dans l’espace temporaire du provisoire est au mieux acceptable en raison de sa temporalité présumée; pour d’autres, les aspirations à une certaine distanciation et les possibilités de rencontres sans engagement en font un mode de vie beaucoup plus attrayant. L’« urbanisme provisoire » façonne les espaces temporaires et indéterminés du « séjour » qui échappent à l’installation et à la stabilité, tout en étant à son tour influencé par eux3. Des abris de fortune des réfugiés à l’autonomie fragile des villages de tentes, des havres reculés des jeunes nomades du numérique aux lits superposés des foyers collectifs personnalisés avec soin, la permanence et l’appartenance sont à la fois suspendues et recherchées. Parfois aussi inexpugnables que ce que Koolhaas appelle la « commune » de l’hôtel Waldorf-Astoria, parfois aussi fugaces que les familles instantanées formées dans les cuisines partagées des logements en colocation comme ceux de WeLive, les espaces de séjour sont souvent des utopies passagères, mais néanmoins nécessaires4. Les lieux du séjour sont les environnements par essence de la politique et de la biopolitique, où se mêlent des délégataires et où les nations se présentent, où promiscuité du travail et de la vie émergent dans un scénario que ne renierait pas Krakauer5. Parfois avec des façades expressives, mais le plus souvent par des intérieurs nostalgiquement intimes et cachés à la vue, les espaces de l’urbanisme provisoire traduisent la vie « en attendant ».
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En 2019, seule dix-neuf pour cent de la population des É.-U. était constituée de ménages traditionnels (couples mariés avec enfants), et on estimait à 280 millions le nombre de travailleurs migrants dans le monde. Voir Alicia VanOrman et Linda Jacobsen, « U.S. Household Composition Shifts as the Population Grows Older; More Young Adults Live With Parents », PRB, 12 février 2020, https://www.prb.org/resources/u-s-household-composition-shifts-as-the-population-grows-older-more-young-adults-live-with-parents/ Voir également « Nombre total de migrants internationaux (milieu de l’année), 2020 », Portail sur les données migratoires, 20 janvier 2021, https://www.migrationdataportal.org/fr/international-data?i=stock_abs_&t=2020. ↩
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Urbanisme provisoire est une expression inventée par les auteurs en 2015 et recouvre une série continue de projets pédagogiques, de recherche et des projets conceptuels qui explorent la nature de plus en plus itinérante et transitoire de la notion d’habitation. ↩
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« Le séjour » est un terme de travail qui prend en considération le concept peu exploré d’un type d’architecture et d’urbanisme brossant le portrait d’un champ d’habitation temporaire dans toutes ses formes et complexités, et a été avancé par les auteurs en 2016 à l’occasion d’un atelier de design à la Columbia University intitulé « Interim Urbanism: Habitation of the City ». ↩
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Rem Koolhaas, « Les vies d’un bloc : l’hôtel Waldorf-Astoria et l’Empire State Building », dans Delirious New York: A Retroactive Manifesto for Manhattan, New York, The Monacelli Press, 1997, p. 144 [Édition française : New York délire : un manifeste rétroactif pour Manhattan, traduit par Catherine Collet, Paris, Chêne, 1978]. ↩
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Les espaces hôteliers jouent un rôle significatif en géopolitique comme terrains informels d’échanges et de rencontres et comme lieux de représentation d’idéaux nationaux et idéologiques. Voir Ruth Craggs, « Hospitality in geopolitics and the making of Commonwealth international relations », Geoforum, vol. 52 (2014), p. 90-100. ↩
Jeunesse et logements d’entre-deux
Dans ce contexte, la jeunesse offre un point de vue unique pour l’analyse et les projections des modes de vie en commun variés et changeants existant dans les espaces du provisoire, car elle représente l’une des catégories les plus dynamiques des populations de notre époque, tout en étant aussi dans une situation parmi les plus précaires. N’évoluant plus dans le monde sécurisant de l’enfance, mais n’étant pas encore, voire jamais, intégrés aux modèles attendus des structures familiales traditionnelles, une grande partie des jeunes adultes d’aujourd’hui, en apparence spontanés quant à leurs choix de mode de vie et ouverts à la mobilité, occupent les espaces vulnérables de l’entre-deux et du temporaire qui dure.
Génération la plus exposée aux incertitudes sociopolitiques et économiques ainsi qu’aux modes de vie en pleine évolution, et également groupe le plus à même de contester le statu quo et les normes sociales héritées du passé, la jeunesse actuelle et son approche du logement et de l’appartenance offre un échantillon poignant de vie qui n’est pas seulement essentiel en soi, mais aussi fondamental pour l’étude plus large de la transformation des cadres de l’existence. Ne s’inscrivant pas dans les canons du noyau familial et fréquemment relégués à la marge de marchés immobiliers traditionnels hautement commerciaux, les jeunes ont un rapport à la sphère domestique qui défie souvent les typologies (et parfois les règlements en place). Leurs univers sont des parallèles audacieux ou instables des espaces de l’architecture résidentielle ou du « logement » conventionnels, mettant de côté les urbanismes prescrits.
À Séoul, en Corée du Sud, malgré la prospérité générale de la ville, plus de 37 % des jeunes âgés de vingt à trente-quatre ans vivent dans des logements improvisés, temporaires et, souvent, ne respectant pas les normes comme le Ji-Ha-Shil (sous-sol légal et illégal), l’Ok-Top-Bang (ajout improvisé de toiture) ou le Go-Shi-Bang (salles d’études aménagées)1. Un acronyme fortuit, mais pertinent pour désigner ces trois espaces d’habitation informels, « Ji-Ok-Go » (que l’on pourrait traduire approximativement du coréen par « souffrance infernale ») reflète la précarité extrême de ces univers domestiques plus ou moins clandestins qu’habitent des personnes seules2. La prolifération des « Ji-Ok-Go », passés dans le langage et l’expérience ordinaires, comme faisant partie des typologies d’habitation les plus identifiables au sein de cette génération, met en évidence les limites des schémas existants en matière de logement et des conventions architecturales qui les régissent. Dans un contexte où toute tentative de modification réglementaire prend du temps, des cadres domiciliaires alternatifs propres à la jeunesse, comme les « maisons partagées », même s’ils sont limités, voient le jour et s’interchangent.3
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Eunyung Choi, « Changes in Dwelling, Past 20 Years », KOSTAT Statistics Plus, vol. 02 (2018), p. 30. ↩
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Nahyun Hwang et David Eugin Moon, « CO-LIVING SEOUL: Wolgok Youth Platform », dans Next Home Seoul, Kent Mundle (dir.), Winnipeg, OCDI Press, 2018, p. 305–317. ↩
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Hwang et Moon, « CO-LIVING SEOUL ». ↩
De l’autre côté de la planète, dans des villes des Pays-Bas, de nombreux jeunes professionnels et étudiants ont bénéficié du « droit au logement » ou droit accordé pendant longtemps aux citoyens néerlandais de vivre en toute légalité dans des espaces vacants, résidant dans des tours à bureaux vides et occupant des bâtiments industriels désaffectés, jusqu’à l’interdiction des squats par le gouvernement conservateur en 20101. Entraînant souvent des conditions de vie simples mais collectives , cette pratique aujourd’hui prohibée du « kraken » a généré la réalisation de multiples projets de nouvelles coopératives de logement et d’expériences « post-squat » comme OT301, un bâtiment scolaire transformé en habitation collective2. Même s’ils appartiennent à des contextes économiques et culturels radicalement différents, ces deux cas de figure témoignent de l’inadéquation entre les cadres sociopolitiques, financiers et architecturaux obsolètes mais tenaces de nos villes, et les conditions de vie et de travail contemporaines. La jeunesse, avec ses innombrables logements d’entre-deux, est un bel exemple de la capacité ou de la volonté de décloisonner les règles de l’habitation et les notions mêmes de vie domestique et d’appartenance.
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Jusqu’en 2010, aux Pays-Bas, la loi permettait le squattage dans certaines circonstances. Voir Hans Pruijt, « Is the Institutionalization of Urban Movements Inevitable? A comparison of the Opportunities for Sustained Squatting in New York City and Amsterdam », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 27, no 1 (2003), p. 145. ↩
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Ces conditions de vie minimales et expérimentales avec un nombre limité d’objets personnels rappellent celles de Co-op Interieur, de Hannes Meyer, et les espaces communs en mutation permanente aménagés dans des tours à bureaux génériques évoquent No Stop City, d’Archizoom Associati. Le terme « post-squat » vient de David Eugin Moon, « Post-Squat NL: Reprogrammable City », dans Bracket, no 4, Neeraj Bhatia et Mason White (dir.), New York, Actar, 2019, p. 236–243. ↩
Jeunesse, logement, ville—New York
À travers l’histoire, les jeunes, en quête des possibilités offertes par les milieux urbains et éloignés des structures de la vie familiale, ont habité la ville de façon remarquablement hétérogène. Revendiquant des formats résidentiels alternatifs et remettant en cause l’organisation du foyer traditionnel, la jeunesse et son rapport au logement dans la ville révèlent et annoncent souvent des univers domestiques non conventionnels et des notions et formules évolutives en ce qui a trait au domicile. Dans la cuisine externalisée de FOOD, le légendaire restaurant du SoHo pré-embourgeoisement des années 1970, de jeunes artistes bohêmes, dont Tina Girouard, Carol Goodden et Gordon Matta-Clark, ont formé une « famille » spontanée et non hiérarchique, et ont constitué un foyer éphémère, mais résolument ouvert, lors de chaque repas1. Dans les résidences de membres d’aujourd’hui, telle WeLive, « des salons communautaires » aménagés avec soin, avec ameublement tendance et bar toujours bien garni, sont un gage d’interactions facultatives, mais instantanément gratifiantes, avec autrui. Dans une configuration parallèle, bien qu’en lien, une population cachée de jeunes « doublés » redéfinit la maison comme étant passagère et mobile, lorsqu’elle s’installe sur le canapé d’amis ou de connaissances nuit après nuit, tandis que les intérieurs haut de gamme d’une boutique Apple Store deviennent le domicile momentané de certains jeunes qui s’y réunissent pour recharger leur téléphone et consulter leurs messages pour un travail ou un hébergement potentiels. Au-delà de l’apparente disparité et dichotomie dans les différents portraits du logement de la jeunesse, on observe un milieu connecté où les ressources socioéconomiques et technologiques partagées, ainsi que le caractère temporaire à la fois spontané et involontaire propre à notre temps, élaborent de nouvelles significations du domicile.
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Richard Kostelanetz, Soho: The Rise and Fall of an Artist’s Colony, 1re édition, New York, Routledge, 2003, p. 90. ↩
Ce milieu connecté se définit par une architecture du chez-soi paradoxalement éparpillée. Plutôt que de proposer la plénitude « saine » d’une maison unifamiliale typique, l’architecture de l’hébergement des jeunes est fragmentée et incomplète, dépendant de son caractère évolutif. Par opposition à la lisibilité et à l’identifiabilité des mécanismes de la construction et conception résidentielles conventionnelles, les instruments de l’appartenance chez la jeunesse sont clandestins et modulables. L’urbanisme provisoire dans lequel s’inscrit cette dernière et qu’elle façonne est tout autant émancipateur qu’incertain.
Les changements de signification des notions de maison et d’appartenance, ainsi que les multiples formes que prennent les réalités domestiques temporaires des jeunes, ne sont pas uniquement des contextes problématiques, mais peuvent également s’avérer des instruments efficaces pour repenser la société. Reconnaître les expériences communes, mais systématiquement subjectives et diamétralement opposées vécues par la jeunesse d’aujourd’hui, c’est favoriser la prise en compte d’une précarité de plus en plus présente dans un contexte de mobilité croissante, habituellement passée sous silence comme relevant de questions privées. L’ouverture des jeunes autorise l’expérimentation, et leurs notions de domesticité, qui évoluent rapidement, provoquent l’exploration de cadres de vie alternatifs, à la fois structurels et typologiques, qui reconsidèrent la place de l’individu et de la collectivité. Des propositions radicales du nouvel urbanisme temporaire peuvent naître d’autres paradigmes en architecture, lesquels ouvrent la porte à un partage plus équitable des ressources et à une collaboration ouverte dans un contexte de sphères collectives de plus en plus fragmentées.
« Urbanisme provisoire : jeunesse, logement, ville – New York » (N H D M, 2019, paru en anglais sous le titre Interim Urbanism: Youth, Dwelling, City – New York) fait partie d’une enquête plus approfondie sur l’« urbanisme provisoire » et ses intersections avec les sphères domestiques des jeunes. Le projet analyse une sélection d’exemples et projections déterminants centrés autour du logement des jeunes à New York, se basant sur les riches complexités démographiques de ce segment de la population et explorant ses particularismes et les conditions générales d’existence dans les grandes métropoles.