Un espace destiné aux travailleurs domestiques non humains
Anna Puigjaner sur l'omniprésence récente et la marchandisation du travail de soin non-humain. Photographie d’Alice Proujansky.
Le vieillissement progressif des sociétés occidentales et la dépendance croissante que nous vivons en prenant de l’âge ont favorisé l’introduction graduelle de nouvelles technologies de soins dans la vie quotidienne. Le scénario démographique déséquilibré prévu pour les prochaines décennies indique clairement que nous serons bientôt confrontés à une pénurie de main-d’œuvre capable de fournir le niveau de soins dont ces sociétés auront besoin. Et dans la perspective de ce changement social en cours, plusieurs créateurs, appuyés par les médias conventionnels, ont largement suggéré et prêché l’idée de faire appel à des technologies avancées pour fournir des soins robotisés. Le marché regorge déjà de quantité de machines qui gèrent les doses de médicaments et tiennent compagnie, qu’il s’agisse d’appareils quasi invisibles, de robots thérapeutiques ressemblant à des poupées ou d’animaux de compagnie mécaniques. En dépit des avantages qu’offrent ces machines, leur récente omniprésence suscite des inquiétudes quant à leurs éventuelles conséquences – en ce qui concerne non seulement la façon dont leur marchandisation favorise l’inégalité sociale, l’individualisme et l’isolement, mais aussi celle dont elles vont remodeler les besoins programmatiques et, par conséquent, directement ou indirectement remodeler nos futures maisons, nos quartiers, voire la ville dans son ensemble.
Malgré la nouveauté de ce phénomène, l’intérêt porté à l’intégration de la science et de la technologie au domaine des soins n’est pas nouveau. En réponse à l’incorporation progressive des femmes dans le marché du travail à la fin du XIXe siècle, des termes tels que « dispositifs facilitant le travail domestique » et « efficacité domestique » ont commencé à circuler largement, en particulier après la propagation de la gestion scientifique du travail promulguée par Frederick Taylor. Les maisons se sont peu à peu remplies de machines domestiques et de dispositifs techniques destinés à réduire le temps que les habitants devaient consacrer au travail reproductif. À l’époque, on pensait que toutes les tâches liées à l’entretien de la maison et aux soins de ses habitants se réduiraient comme par magie grâce à ces nouvelles technologies. Plus d’un siècle plus tard, il apparait que les promesses qui accompagnaient ces appareils n’ont pas été tenues et que le temps consacré aux soins n’a pas diminué de façon drastique grâce aux machines. De plus, un coup d’œil rétroactif sur ces machines révèle qu’elles ne sont pas seulement des artefacts sociaux, mais renferment aussi une idéologie politique et économique singulière. Surtout dans le contexte américain, après la Seconde Guerre mondiale, où la technicisation de la maison a moins cherché à gagner du temps qu’à privatiser le foyer et à orienter la société vers le consumérisme à dessein de promouvoir l’individualisation de masse. Les divisions entre les sexes et les classes se sont renforcées, et le peu qu’il restait encore de la collectivité à cette époque a été abandonné au profit du marché libre : vendre plus de biens et augmenter la production industrielle.
Plutôt que de discuter de la nécessité ou des avantages et inconvénients de ces nouvelles technologies appliquées aux soins, nous devrions nous interroger sur l’idéologie qui leur a permis de proliférer et sur la manière dont l’architecture pourrait répondre à cette idéologie.
Cette considération s’avère d’autant plus urgente que l’individualisme social progressif promu par le mode de vie consumériste du XXe siècle risque de s’exacerber davantage. Cela se voit, par exemple, à la façon dont les médias grand public couvrent le sujet des robots thérapeutiques. Rien n’exige que les soins aux personnes âgées soient effectués individuellement ni qu’ils relèvent de moyens individuels; pourtant, toutes les publicités vantant les mérites de ces nouveaux appareils les présentent comme pouvant être utilisés dans l’intimité du foyer, signalant ainsi l’idéologie à la base de leur conception. Comme l’affirme Walter Benjamin, lorsqu’une nouvelle technologie émerge, elle est d’abord appliquée d’une manière qui reproduit les anciennes esthétiques culturelles et les constructions sociales. Quelque chose de similaire se produit ici : au lieu de redéfinir les architectures de soins existantes et leurs systèmes, ces nouveaux dispositifs tendent à reproduire par mimétisme la logique existante qui les définit.
Ce processus de marchandisation domestique est une invitation à repenser l’architecture comme un outil de visibilité et de résistance. Au lieu d’imaginer que ces nouvelles technologies puissent exister et être utilisées à l’intérieur des maisons, nous pourrions commencer par les envisager comme une composante des infrastructures municipales, où des soignants robotisés pourraient fournir une forme de tutelle aux humains. La simple démarche consistant à reconsidérer le travail reproductif domestique en l’intégrant au domaine public contribuerait à rééquilibrer certaines inégalités sociales existantes, en assurant la visibilité, l’accessibilité, l’équité et la règlementation du travail de soins, tout en permettant à la collectivité de prendre forme en dehors du consumérisme.
Outre qu’elle pourrait faire partie intégrante de la ville, cette nouvelle typologie des soins constituerait alors une extension du domaine domestique sur laquelle elle s’appuierait pour déclencher un changement progressif. Penser les espaces domestiques de cette manière pourrait aussi être l’occasion de contrer la logique diffuse et expansive du capitalisme tardif – sous l’effet de laquelle le domaine domestique s’est progressivement incorporé dans la sphère urbaine – afin de permettre une redéfinition des soins. Si la maison est traditionnellement le lieu où se déroule le travail reproductif non rémunéré et non réglementé, il se pourrait qu’en repensant ses limites et son caractère privé, nous soyons en mesure de définir la sphère domestique à l’aide d’un autre récit – qui non seulement embrasse les réalités robotisées et technologiques, mais prend aussi en considération ses économies en relation avec les pratiques de soins d’une manière plus collective et socialement juste.
Ce texte a été écrit par Anna Puigjaner pour notre publication Une portion du présent. Il est publié ici dans le cadre de notre projet Ressaisir la vie.