Un espace pour un retraité de 30 ans
Traumnovelle raconte une transition vers la vie solitaire. Photographie de Lucas Foglia.
Au moment où j’écris ces lignes, je vis seule au milieu des bois, à quelques kilomètres d’une petite ville que je peux rejoindre à pied, dans une maison que j’ai construite de mes propres mains, et je n’ai plus besoin de gagner ma vie.
À la surprise générale, j’ai quitté à l’âge de trente-deux ans un emploi à haut revenu pour prendre ma retraite. Bien que j’aie toujours confortablement gagné ma vie, j’ai ouvertement rejeté le style de vie que beaucoup de mes pairs avaient considéré comme normal, et que beaucoup d’autres considéraient comme désirable. Les gens qui me connaissaient le mieux avaient noté mon éloignement de la vie urbaine au profit d’une agglomération plus abordable. La plupart savaient que je préférais une randonnée en montagne ou une balade dans la nature à toute réunion sociale liée au travail, trop chargée à mon goût de sous-entendus tournés vers la comparaison et la compétition. Nul n’ignorait mon aversion pour la mode, les voitures et les maisons tant convoitées et exhibées par les autres. Les réunions que j’organisais chez moi étaient simples, aucune frivolité n’égayait mon placard et mon garde-manger était judicieusement rempli de produits achetés en gros.
Mon mode de vie frugal m’a permis de prendre ma retraite en tant que millionnaire. J’ai organisé mes comptes en banque et adapté mon plan d’investissements de manière à ce qu’ils puissent fonctionner de manière optimale dans le climat économique de l’époque. Après avoir vendu ma maison et mes rares biens superflus, j’ai acheté la parcelle sur laquelle j’allais construire la demeure dans laquelle je passerais ma retraite.
Pendant le premier été de ma retraite, j’ai parcouru mon site forestier, observant et apprenant à connaître la terre. Sur un versant rocheux, orienté au sud et entouré de grands chênes, j’ai découvert une petite grotte qui a immédiatement réveillé mon goût du primitif et m’a apporté la chaleur brute à laquelle j’aspirais. J’ai passé l’été à travailler la terre avec des outils simples et à procéder à de nouvelles ouvertures dans la grotte pour faire entrer la lumière dans ses profondeurs, sans autre projet que le désir de la sculpter. Je vivais dans l’extase ma détermination à créer un foyer parfaitement adapté à mes besoins, dans lequel je mènerais une vie de joie, d’apprentissage et de création – une vie que j’avais désirée tout au long de mes années de travail. J’anticipais une vie dans laquelle je pourrais être en contact avec la nature et avec moi-même, en contrôle total de mon impact sur le monde.
Tout au long de l’automne, j’ai chassé et récolté les baies et les champignons de la forêt pour remplir mon garde-manger. J’ai mis en conserve et fumé tout ce que la générosité de la Terre pouvait m’accorder et j’ai fait des réserves de denrées sèches de base au supermarché. Les magasins à rabais en banlieue urbaine m’avaient toujours laissée un sentiment d’ambivalence, mais ils m’ont permis d’économiser et, depuis que j’ai embrassé le mouvement FIRE,1 l’abondance de leurs produits m’apporte une certaine sérénité.
Je profitais aussi de mes rares visites en ville pour vérifier l’état général de l’économie. À chaque fois, je trouvais le marché dans un état de plus en plus préoccupant, ce qui m’a finalement amenée à installer une connexion internet par satellite, pour pouvoir surveiller en tout temps l’état de mes finances. J’ai acquis un projecteur qui affichait en direct les fluctuations de mon capital. Je suivais les chiffres sur la surface courbée du coin le plus sombre de mon logement pendant mes journées et certaines de mes nuits.
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Acronyme de « Financial Independance, RetireEarly » (Indépendance financière, retraite anticipée), la méthode FIRE, provenant des États-Unis, vise à acquérir une indépendance financière afin de quitter le monde du travail le plus tôt possible. En français, ses adeptes sont parfois appelés « frugalistes ». ↩
Cet hiver-là, le marché s’est effondré. Même si toutes mes économies avaient fondu et moi-même restais sans un sou, j’ai réussi à demeurer propriétaire de mon terrain. Je réalise avec le recul que l’oisiveté vécue dès ma retraite m’a tenue trop près de mes soucis. Loin de vivre la vie pleine de sens, d’estime de soi et d’approfondissement que je m’étais imaginée, je restais plutôt esclave de l’argent que j’avais gagné, tout comme je l’avais été en le gagnant. Pendant les longues et sombres soirées de cet hiver-là, je n’ai pas lu un seul livre ni tricoté une seule écharpe. Au lieu de consacrer comme prévu les tranquilles journées d’hiver au simple plaisir de fabriquer quelque chose, je vivais dans le tourment. Saisie d’effroi, j’ai réfléchi à ce qu’il arriverait si jamais j’avais un accident, ou si je souhaitais fonder une famille ou voyager, des situations que ma planification prudente et ma modération d’avant m’auraient permis d’absorber sans problème.
À mesure que les jours se rallongeaient, j’ai décidé de me préparer pour le printemps. À la vue des premières pousses vertes pointant hors de la terre et des rayons du soleil se répandant sur la pierre centrale qui me servait de table, et au son du babillage matinal des oiseaux qui résonnait à travers ma caverne, j’ai commencé à ressentir un profond sentiment d’appartenance. Mes inquiétudes se sont apaisées à mesure que la terre me surprenait par sa générosité. À l’arrivée de l’été, j’avais retiré le reste de mon argent, fermé tous mes comptes et commencé à vivre uniquement de la terre. Peu à peu, j’ai constaté que mes préoccupations avaient évolué au lieu de disparaître: mon attention n’allait plus à la santé de la bourse, mais au temps qu’il faisait, non plus aux points et aux dollars, mais aux cultures et aux semences, et à l’approvisionnement en eau plutôt qu’aux taux d’intérêt. Je ne disposais plus de chiffres pour prédire et envisager ma survie en toute certitude.
Ce texte a été écrit pour notre publication Une portion du présent. Il est publié ici dans le cadre de notre projet Ressaisir la vie.