Réinitialiser le social

Que ce soit ou non immédiatement apparent, l’environnement bâti et l’architecture incarnent et sous-tendent un ensemble de valeurs – un ensemble de valeurs qui reflète celles qui sont portées par la société . Si l’architecture et la société changent et évoluent, elles ne se transforment pas au même rythme, faisant en sorte que la vie contemporaine ne correspond souvent pas aux espaces qu’elle occupe. Ce dossier s’intéresse à ce défaut d’alignement comme source d’intervention potentielle et aux manières par lesquelles l’écart entre l’architecture et la société peut être réduit, ou même comblé.

Ce dossier web s’inscrit dans le cadre de Ressaisir la vie, la recherche menée sur une année par le CCA.

Article 20 de 22

Une forêt augmentée peut-elle se posséder et s'utiliser elle-même?

Francesco Garutti rencontre Paul Kolling et Paul Seidler pour discuter de la nouvelle notion de propriété par rapport à la nature, et notamment à la forêt

terra0, vidéo, 2016, 6m 7s. Capture d’écran. Avec l’autorisation de terra0, Berlin © terra0.org

FG
Prototype expérimental conçu pour développer de nouveaux outils de gestion des écosystèmes naturels, votre projet terra0 constitue une étude de cas clé dans le contexte des recherches menées pour Une portion du présent. Il vise à explorer une nouvelle notion de « propriété » en imaginant ce que nous pourrions définir comme la tentative de mettre en place « une forêt qui se possède et se gère elle-même ». Qu’entendez-vous par là et comment la recherche pour terra0 a-t-elle commencé?
PK
Tout a commencé par un projet très modeste que Paul et moi avons réalisé dans le cadre du cours sur les nouveaux médias à l’Université des arts de Berlin, l’UdK. Lorsque nous étudiions là-bas, qui est aussi l’endroit où nous nous sommes rencontrés, le devoir à faire durant le semestre portait sur le thème très large de la « nature ». Le cours traitant des nouveaux médias, il nous fallait, dans une certaine mesure, utiliser les nouvelles technologies. Je me souviens que Paul était vraiment intéressé par les performances technologiques des contrats intelligents et des blockchains, et je me rappelle avoir lu ce texte de Vilém Flusser1 sur les jardins, où il déconstruit la division entre le naturel et le culturel en se référant aux conditions mêmes du jardin. C’était le noyau de base, ce qui retenait notre attention à l’époque.
PS
Comme nous nous intéressions aussi aux technologies à venir, nous nous penchions beaucoup sur la théorie et l’histoire de ce que l’on appelle, dans la cryptosphère, les « agents autonomes » ; l’idée que les programmes pourraient acquérir une certaine autonomie grâce aux contrats intelligents, car ils faciliteraient les moyens financiers de l’administration du capital. Nous percevions cela comme une vision quasi dystopique, ce qui nous a amené à nous demander ce qui se passerait réellement si l’on pouvait appliquer ces systèmes spéculatifs à un projet plus intéressant, quelque chose qui ne se situe pas purement sur le spectre moral du bien ou du mal, mais qui utilise simplement la technologie et son autonomie proposée.

  1. Vilém Flusser, « Von den Gaerten », https://www.flusserstudies.net/sites/www.flusserstudies.net/files/media/attachments/flusser-von-den-garten.pdf. 

terra0, vidéo, 2016, 6m 7s. Capture d’écran. Avec l’autorisation de terra0, Berlin © terra0.org

PK
De l’autonomie, nous sommes ensuite passés aux concepts de propriété et de personne. Nous n’avons jamais étudié le droit, mais nous avons regardé de plus près l’histoire des lois et des termes qui impliquaient ces concepts ainsi que la manière dont ils sont apparus, du moins en Europe et en Allemagne, et nous avons rapidement découvert qu’il existe un lien étroit entre le fait de se voir accorder le statut de personne et celui de pouvoir posséder quelque chose. Nous avons retourné la question dans tous les sens et nous nous sommes dit : « Voyons, si nous autorisons ou permettons à une chose d’en posséder une autre, est-ce que cela ne signifie pas aussi que la chose doit être considérée comme une personne? ».
PS
Il y a le statut de personne naturelle, qui s’applique à tout être humain, mais il y a également le statut de personne morale, qui est lié aux sociétés et à ce type de structures organisationnelles. Nous avons découvert qu’il existe des cas spécifiques où certains systèmes écologiques se voient accorder le statut de personne par le biais d’un processus législatif. Cela s’est produit en Nouvelle-Zélande et en Inde, où a été désigné un conseil qui pouvait représenter cette entité. Nous nous sommes aussi intéressés à la question de savoir pourquoi, s’il existe une structure organisationnelle accordant le statut de personne morale aux entités économiques, il n’y a rien qui accorde ce même statut aux écosystèmes.
PK
Nous voulions trouver un cas test, un exemple dans lequel nous pourrions expérimenter nos idées et voir quelle en serait la réaction. Cela nous a ramenés à ce discours sur la nature, la culture et les espaces sauvages, discours qui, en Allemagne, est toujours lié à la notion de forêt. Je sais qu’ici, le terme de nature sauvage diffère complètement de la connotation culturelle de la nature sauvage au Canada, par exemple, mais il est question ici de cette chose étrange, inexistante et importante qui est étroitement liée aux romantiques, à Goethe et à d’autres penseurs proches d’une approche phénoménologique de l’étude de la nature. Pour nous, il était naturel d’utiliser un système pour reproduire ces réflexions sur une forêt, qui représente quelque chose de fortement connoté et abstrait. Si on dit « forêt », tout le monde en a une image concrète et vit une sorte de lien personnel avec celle-ci d’une manière ou d’une autre.

Nous nous sommes donc progressivement demandé si nous pouvions accorder le statut de personne à une entité non humaine comme une forêt ou un écosystème entier en lui permettant, techniquement, de posséder quelque chose. Auquel cas, la forêt serait propriétaire d’elle-même. Nous avons développé ce concept selon lequel une forêt accumule du capital en s’appropriant des mécanismes d’exploitation, ce qui est habituellement le fait de tiers, et utilise ensuite ce capital pour acheter son propre terrain, sa propre terre.

terra0, vidéo, 2016, 6m 7s. Capture d’écran. Avec l’autorisation de terra0, Berlin © terra0.org

PS
Le système économique que nous avons proposé pour la forêt est vraiment simple et presque ennuyeux. Il s’agit essentiellement d’un système automatisé doté d’un programme capable de vendre de manière sélective les droits d’abattage de certains arbres, ce qui lui permet d’acquérir des moyens financiers et de rembourser en quelque sorte les investisseurs initiaux du projet. Des gens investiraient dans le projet, presque comme s’ils prêtaient de l’argent à la forêt, et ensuite ce système paierait ces gens avec un petit profit sur un certain nombre d’années.
FG
En fait, des drones et des satellites contrôleraient la croissance de la forêt en permanence, en fournissant de la documentation pour évaluer la quantité de bois qui peut être récoltée, puis vendue pour réactiver le cycle. L’action humaine ne serait nécessaire que pour activer la chaîne de travail. Il s’agit d’un projet qui est à la fois simple mais conceptuellement délicat.
PK
Oui. Et c’était un projet vraiment populiste, car soit les gens l’adoraient, soit ils le détestaient totalement. Nous l’avons présenté dans diverses expositions et conférences, et les gens disaient « c’est une idée vraiment brillante pour mettre en place de nouveaux types de zones de préservation naturelle, et une meilleure façon de présenter les écosystèmes dans la sphère juridique, ainsi que dans la technosphère ». Mais ensuite, il y a eu un moment d’anthropomorphisme très intéressant où d’autres personnes ont dit qu’il était absolument cruel de forcer une forêt à couper ses propres arbres. Les gens ont perçu cela comme de l’automutilation, ce que je trouve dans un certain sens intéressant et utile pour nous permettre de communiquer sur les lieux où l’exploitation se produit et sur le fait qu’il y a toujours de l’exploitation qui s’applique à toute chose existant dans un système capitaliste. Même si l’État paie pour une réserve naturelle et qu’on y laisse les arbres tranquilles, cette démarche est motivée par des raisons financières, parce que quelqu’un a fait des calculs et a trouvé que cela créait une valeur récréative pour les gens, augmentant ainsi la force de production de la main-d’œuvre, etc. L’acceptation de la réalité telle qu’elle est – un système hypercomplexe de dépendances – était une chose très importante que nous voulions communiquer dès le départ.
PS
Cet aspect-là est vraiment pertinent à mon avis, parce que cela a aussi montré à quel point les gens romancent les forêts et ne pensent pas qu’elles sont intégrées dans une sorte de production. Le fait de penser qu’elles sont intactes est vraiment étrange. En réalité, il y a des forêts intactes, mais elles sont très petites. Toutes ces forêts considérées comme représentant la « nature originelle », si elles existent encore, sont utilisées pour la production de bois. Il s’agit donc d’une image étrange qui ne tient pas compte de la réalité des choses.

terra0, vidéo, 2016, 6m 7s. Capture d’écran montrant le livre blanc du projet. Avec l’autorisation de terra0, Berlin © terra0.org

PK
Un autre aspect important, bien sûr, concernait le terme de propriété et de propriété des terres. En Allemagne, nous avons la chance d’avoir certains types de lois qui déterminent ce que l’on doit faire faire si l’on possède une forêt. On n’a pas le droit de la fermer au public et on a l’obligation d’entretenir les chemins qui la traversent. Les gens pensaient aussi : « Ils veulent lier une blockchain à une forêt, et créer une hyper-exploitation de cet écosystème intact, et désormais c’est une propriété privée ». Mais si on regarde les forêts privées, qui sont encore la grande majorité des forêts en Allemagne, on y reconnaît clairement les anciennes maisons royales de l’époque médiévale et les noms de famille.

Un dicton court en Allemagne, « Man kauft kein Wald, man erbt ihn », dit approximativement « on n’achète pas une forêt, on en hérite ». Il y a dans la propriété de la terre quelque chose qui est relié à cet ancien système de pouvoir, qui est complètement accepté.
FG
Cette notion de la forêt comme un élément apparemment totalement sauvage et naturel, alors que nous savons que c’est une entité construite, est intéressante. Ce sujet a inspiré un projet au CCA que nous avons développé en 2011 sous la direction de Dan Handel. La forêt était-elle la direction que vous imaginiez prendre pour ce projet dès le départ, ou cette série de réflexions et la relation entre l’identité personnelle et la propriété vous ont-elles suggéré d’autres options? Par exemple : peut-on tester ce projet sur la ville? Peut-on le tester sur l’objet? Peut-on rester uniquement dans un environnement domestique?
PK
La forêt représente sans aucun doute une métaphore importante. Elle est la première chose qui nous est venue à l’esprit, mais nous avons également discuté de l’opportunité d’aller vers l’agriculture. Nous avons décidé que la forêt était intéressante parce qu’elle constitue un récit complexe, mais elle a aussi une valeur productive avec très peu d’interaction ou d’implication humaine. C’est donc une base sur laquelle s’appuyer, une croissance écologique, et on voit ensuite quel impact financier en découle. Mais nous avons discuté de la question de savoir si nous devions le faire uniquement avec un terrain, par exemple, ou si nous devions essayer de l’appliquer aux maisons. Je pense que désormais, nous sommes assez confiants et nous suivons le projet dans une certaine direction, puis nous l’utilisons ou, dans le meilleur des cas, nous demandons à d’autres personnes de l’utiliser comme métaphore pour l’appliquer à différents sujets.

terra0, vidéo, 2016, 6m 7s. Capture d’écran. Avec l’autorisation de terra0, Berlin © terra0.org

FG
Dans votre travail, vous parlez des différents niveaux de complexité du projet ou des actions et phases qui pourraient éventuellement le transformer et le faire évoluer. Qu’est-ce que cela signifie pour vous d’élargir ce projet?
PK
À l’heure actuelle, nous sommes davantage intéressés par la création d’un prototype ou d’un modèle, par la conception d’un système que d’autres personnes, dans d’autres endroits, peuvent utiliser dans des cas similaires, et il y a donc cet aspect de croissance. D’autres personnes pourraient l’adapter, l’utiliser, le modifier.
PS
Je pense que la trajectoire générale suivie par ce projet provient aussi d’une lecture vraiment simple de l’intelligence artificielle (IA). Une grande partie de ces premières réflexions nous ont été inspirées par des personnes issues du champ de l’IA qui considèrent l’IA comme quelque chose qui peut réellement faire quelque chose. Et comme les scientifiques sont pour l’instant très éloignés du niveau réel de l’IA, ces idées s’inspirent essentiellement de la science-fiction. Une grande partie de ces niveaux de complexité que nous définissons avec terra0 proviennent de cette idée de production au bénéfice de la production, de la forêt au bénéfice de la forêt, et ainsi de suite.

Ceci nous amène à regarder de manière critique les choses que nous faisons à présent, car nous pensons qu’il faut déconstruire cette vision optimiste de l’IA. Nous devons voir à quoi sert réellement l’IA et comment elle est réellement liée aux mécanismes d’extraction, comment ces fonctions automatisées de l’IA ne sont en fait que de la poudre aux yeux pour extraire de la main-d’œuvre. Nous aimerions avoir des structures organisationnelles qui, comme les protocoles, peuvent automatiser l’influence directe des personnes, de telle sorte que les personnes puissent à leur tour contribuer à ces protocoles plutôt que d’avoir une forme abstraite d’intelligence artificielle qui leur donne des ordres.

terra0, vidéo, 2016, 6m 7s. Capture d’écran. Avec l’autorisation de terra0, Berlin © terra0.org

FG
Comme vous l’avez dit, il s’agit en quelque sorte d’un prototype. C’est une déclaration, et pour moi, elle porte à un niveau visuel le discours crucial sur la propriété et le droit aujourd’hui. Je crois fermement qu’une contribution à la création d’un espace doit passer par une réflexion profonde et puissante sur ce que vous dites : qu’est-ce que la propriété, mais aussi quel est le cadre juridique dans lequel nous pouvons opérer? Et c’est pourquoi je m’intéresse aussi au fait que vous développiez essentiellement cette recherche et ce prototype dans un domaine qui se situe entre la pratique artistique et les études juridiques.

L’art vit bien sûr dans un contexte spécifique, un cadre doté d’une économie et d’une échelle de valeurs qui lui sont propres, mais aussi un cadre dans lequel il est possible d’expérimenter en toute liberté. Avez-vous pensé à la manière dont votre recherche pourrait être proposée ou discutée avec des théoriciens du droit, des écologistes ou des politiciens chargés de la gestion des parcs ou des ressources naturelles?
PK
Pour moi, il est important que terra0 soit une œuvre d’art. Auparavant, je m’expliquais sur ce point en disant que l’art nous donne une certaine liberté. On peut faire des choses que l’on n’aurait pas le droit de faire sinon, ou qu’il ne serait pas approprié de faire s’il ne s’agissait pas d’une œuvre d’art. Mais au fil des années, pendant que nous ne recevions l’aide d’aucune institution et que nous nous heurtions continuellement à la difficulté de financer des recherches pour un projet non lucratif, nous avons aussi rencontré beaucoup de personnes qui étaient intéressés par l’utilisation purement économique de ce projet ou de ce cadre. Et on nous a proposé des sommes d’argent assez importantes pour transformer ce projet en un projet forestier.

Récemment, nous l’avons envisagé en termes de projet de land art, ce que nous n’avions jamais vraiment fait. Nous n’avons jamais réellement étudié l’histoire du land art, parce qu’il s’agissait d’une époque très spécifique où Paul et moi n’étions pas encore nés, et aussi parce que le mouvement a pris fin et n’a pas vraiment été repris comme genre artistique. Et je pense qu’il y a de bonnes raisons qui l’expliquent. Actuellement, nous pensons qu’il pourrait s’agir d’un nouveau type de land art. Et quel serait ce nouveau type? Et comment le distinguer du land art traditionnel des années 1970, par exemple? Mais je pense que pour nous, il est aussi très utile de penser en ces termes pour justifier ce que nous faisons.

terra0, vidéo, 2016, 6m 7s. Capture d’écran. Avec l’autorisation de terra0, Berlin © terra0.org

FG
Quelle est la direction que vous imaginez prendre à présent?
PK
Entre le début du projet terra0 et ce sur quoi nous travaillons actuellement, il y a notamment un changement qui est intervenu concernant la production de valeur. D’un point de vue fondamental, nous pensons qu’un écosystème, s’il existe, s’il est biologiquement diversifié et durable, a déjà fait ce qu’il fallait pour justifier son existence. Le premier concept consistait à élaborer un système d’intelligence artificielle – ou peu importe le nom qu’on lui donne – et à le remplir de données, en espérant que le niveau de complexité, qui sera dérivé à l’avenir, dépassera celui que l’on met dans le système au départ. Notre nouveau concept prend réellement en compte les périodes et les intervalles de temps. Les humains ont une perception aigüe du temps, qu’il s’agisse de la durée d’une vie, d’un jour ou d’une semaine, mais ces intervalles ne s’appliquent pas vraiment au développement écologique. Notre réflexion nous entraîne progressivement vers quelque chose de beaucoup plus long que la durée de vie humaine.

Il est vraiment difficile de penser à une technologie qui va au-delà et évolue sur une si longue période. On pourrait parler des communautés comme d’une technologie, parce qu’elles font cela très bien : des personnes qui se parlent et se penchent sur un sujet, puis transmettent ces informations aux futures personnes impliquées dans le projet. Le prochain concept sera certainement plus centré sur l’idée de l’intelligence en essaim plutôt que sur l’intelligence artificielle et, d’une manière ou d’une autre, il visera aussi à créer un engagement à long terme des personnes dans un écosystème.

Site Web terra0. Capture d’écran. Avec l’autorisation de terra0, Berlin © terra0.org

Cet article est publié dans le cadre de notre projet Ressaisir la vie.

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