Un espace pour les monuments retirés
Mario Gooden sur monuments, mémoriaux et purgatoire. Photographie de Giulia Spadafora
Dans l’essai « Des espaces autres » publié dans le numéro du printemps 1986 de Diacritics, le philosophe français Michel Foucault définit le concept d’hétérotopie comme un contre-site de contestation et d’inversion. Selon Foucault, l’hétérotopie est paradoxalement un lieu réel, mais elle existe hors de tous les lieux. Localisée entre le lieu conceptuel et le lieu physique dans l’espace, l’hétérotopie ne dépend pas d’une typologie ou d’une forme de construction, mais existe plutôt en rapport avec une condition parmi un ensemble de relations telles que la crise, le traumatisme, la déviance, la contradiction, l’accrétion, l’aberration, l’exclusion et l’assujettissement compensatoire – c’est-à-dire l’assujettissement des autres comme forme de compensation pour une déficience perçue par soi-même1. Alors que Foucault déduit de ses réflexions qu’un fonctionnement similaire caractérise certaines colonies, entre autres les missions jésuites en Amérique du Sud, où l’existence quotidienne des colonisateurs – et encore plus celle de la population indigène colonisée – était réglementée à tout bout de champ, il ne devrait y avoir aucun doute, en ce moment de révolution sociale mondiale, que la construction de la race et le racisme corrélatif, contemporains du projet colonial européen, ont un effet délétère et montrent que l’Européen est lui aussi racisé. Car la posture européenne de supériorité telle que Hegel l’articule dans La philosophie de l’histoire, est fondée sur l’attribution d’une position d’infériorité aux non-Européens: les Noirs les Asiatiques et les peuples autochtones. De plus, comme l’explique l’autrice Toni Morrison dans une entrevue en 1993, « Ne comprenez-vous pas que les gens qui agissent ainsi, qui pratiquent le racisme, sont paumés ? Il y a quelque chose de tordu dans la psyché… C’est une névrose profonde… cela a l’air fou, [parce que] c’est fou2 ».
Outre la colonie, une autre hétérotopie à considérer est le cimetière. Comme le précise Foucault, le cimetière a toujours fait partie de la culture occidentale. Établi à l’origine au centre de la ville, autour ou à côté d’une église, il existait aussi sous forme de tombes creusées sous l’église ou dans l’église elle-même. À la fin du XVIIIe siècle, alors que la civilisation occidentale voyait ses structures de croyance vaciller, le cimetière a migré en dehors des limites des villes, l’accent étant moins mis sur l’âme que sur le corps mort et son association avec la maladie. D’une certaine manière, le cimetière est devenu non seulement une hétérotopie, mais aussi un lieu de purgatoire entre la mort et l’au-delà. Récemment aux États-Unis, les cimetières se sont transformés en nouveaux sites d’accueil pour les monuments confédérés qui ont été retirés des centres urbains et des places publiques. Érigés autrefois en hommage aux protagonistes de la Guerre de Sécession, ces monuments symbolisaient la réaffirmation de la suprématie blanche et l’infliction d’un traumatisme aux Noirs américains amorcé à l’époque de l’esclavage colonial. Même si ce genre de monuments avait déjà trouvé sa place dans un cimetière à l’occasion, l’ambivalence hétérotopique de ces sites, quelque part entre le « Paradis » et l’ « Enfer », est une forme de reconnaissance qui situe ces monuments et leurs protagonistes entre la gloire passée et la damnation actuelle. Alors que ces artefacts subissent le rejet de la part d’institutions et de musées locaux et nationaux aussi importants que le Smithsonian Institute, c’est désormais le cimetière qui leur sert de contre-site, de non-typologie, et d’anti-bâtiment.
D’autres monuments et mémoriaux controversés – érigés à la mémoire de figures coloniales aux États-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne et sur le continent africain – ont été enlevés, recouverts de bâches ou dissimulés de quelque façon, puis transportés dans des lieux d’entreposage temporaires et parfois secrets. La décolonisation de l’espace public par le biais du déplacement de ces objets vers des entrepôts provisoires est un autre exemple de purgatoire hétérotopique. Bien que l’entrepôt soit un site d’accrétion et d’accumulation du temps similaire à la description du musée ou de la bibliothèque par Foucault, il lui manque le fondement culturel et épistémologique qui sert le développement de la société. Sa condition relève de la chaîne d’approvisionnement du capitalisme néolibéral qui consomme, transforme et évacue divers types de sous-produits.
Se questionner sur le type d’espace architectural capable d’abriter, préserver et donner accès à ces monuments renvoie aux valeurs de la société et à la façon dont elle s’adapte à son histoire. Alors qu’à la veille du cinquantième anniversaire de la prise du pouvoir par les nazis, l’Allemagne abritait de nombreuses expositions, productions théâtrales et artistiques, publications et débats publics en rapport avec cet événement, on ne trouvait dans ce pays aucun monument ou mémorial dédié à l’époque nazie, car ils n’existent pas. Le slogan non officiel de la reconnaissance de l’ère nazie par l’Allemagne en 1983 était « Culpabilité collective? Non ! Responsabilité collective ? Oui!1 »
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Susan Neiman, « There Are No Nostalgic Nazi Memorials », The Atlantic, 14 septembre 2019, https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2019/09/germany-has-no-nazi-memorials/597937/. ↩
Quarante-cinq ans plus tôt, le 11 novembre 1938, l’architecte Giuseppe Terragni présentait à Mussolini son projet de Danteum au Palazzo Venezia à Rome, peu après que Mussolini ait signé le « Pacte d’acier » avec Hitler et les nazis. Le Danteum a été conçu en guise de « célébration des paroles de Dante, considérées comme une source d’inspiration de premier ordre pour les créations de Mussolini » et d’autres monuments nationalistes similaires visant à glorifier le rôle des arts dans la mise en œuvre de l’idéologie de l’État1. Conformément à la Divine Comédie de Dante, le Danteum comprenait trois espaces principaux: L’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Pour le Purgatoire, Terragni a conçu sept terrasses carrées dérivées du chevauchement des proportions et des dimensions de l’endroit où le toit reflète le sol et pourvues de sept ouvertures carrées vers le ciel. À l’image de l’espace de pénitence dans la Divine Comédie de Dante, elles forment un espace de liminalité pris entre les conditions réflexives du sol et du ciel et le jeu d’(in)détermination géométrique. Bien qu’il n’ait jamais été réalisé, le projet de Terragni constitue peut-être le lieu de la contemplation de monuments et mémoriaux contestés – un espace de l’entre-deux et « le domaine de la spéculation et du questionnement conscients et inconscients –, la zone où les choses concrètes et les idées s’entremêlent, se démontent et se réassemblent et où la mémoire, les valeurs et les intentions s’entrechoquent2 »
Ce texte a été écrit par Mario Gooden pour notre prochaine publication Une portion du présent. Il est publié ici, avec les photographies de Giulia Spadafora, dans le cadre de notre projet Ressaisir la vie.