Un espace conçu pour le travail en profondeur
Florian Idenburg de SO–IL envisage les rites et rituels du travail
Plonger ensemble.
Imaginez un espace conçu pour le travail en profondeur. Pas seulement un espace de travail ordinaire, avec un bureau et une chaise et, très probablement, un quelconque instrument d’enregistrement. Non, nous aspirons à quelque chose de plus profond.
Nouveau surnom attribué à un concept séculaire, le « travail en profondeur » possède ses propres écueils. Cette notion évoque une imagerie monastique, une vie bénédictine. Ora et labora. Elle exige de la discipline pour se lancer dans de longues périodes de travail mental concentré. En mode « deep work », le cerveau fonctionne au maximum de ses capacités et se consacre entièrement à la tâche à accomplir. Dans cet espace, l’esprit est aiguisé. Il n’est pas en train de rêver ou de flâner dans ses registres moins profonds, ni d’accéder à des pensées superficielles, des opinions cancanières et des fantasmes triviaux. Non, ici, dans cet espace, le cerveau est « total » et « parfait ».
Dans un état naturel idéal, le travail procure le sentiment d’avoir un but. Il valide notre existence. « Je travaille, donc je suis. » Le désir d’accéder à un espace propice au travail en profondeur présuppose que, en tant qu’humains, nous – ou du moins une frange privilégiée d’entre nous – sommes sur cette planète pour nous dédier à un « travail mental ». Remettant à plus tard le questionnement sur les conséquences de cette quête, pouvons-nous imaginer un espace alignant parfaitement notre cerveau avec les outils et les interfaces qui enregistrent nos pensées les plus profondes et transforment nos analyses les plus savantes en atouts précieux pour nous-mêmes et peut-être aussi pour les autres?
À l’exemple de la stratégie employée par les moines bénédictins, il semble aujourd’hui que la profondeur ne puisse s’atteindre que par un exil volontaire, en supprimant tout signal sensoriel susceptible d’interférer. Comme le confort résulte d’un cocktail phénoménologique de température, d’humidité, de flux d’air, de lumière et d’acoustique, les champs d’ondes optimisés diffèrent d’un corps à l’autre. On pourrait imaginer une sorte de cocon « intelligent » : un croisement entre une chambre anéchoïque, une cage de Faraday, un caisson de flottaison et une piscine à débordement, immergé dans un éclairage circadien et des infusions olfactives, avec en arrière-plan un psithurisme salutaire et un gazouillis d’oiseaux – le tout calibré en fonction de chaque individu dans son unicité. Mais l’isolement et le confort ne suffisent pas encore à nous mettre dans le « bon » état d’esprit. En plus d’éliminer toutes les distractions négatives et de nous placer dans une enveloppe sensorielle parfaitement apaisante, nous avons besoin de stimulants positifs. Comment un espace peut-il élargir notre esprit ?
Faut-il reconsidérer ce classique de la Renaissance que fut le studiolo? Indispensable à tout uomo universalis, le studiolo peut se décrire comme un réservoir d’emblèmes : il ne contient pas des choses, mais plutôt des images de choses. Fruit d’un artisanat matériel et spirituel, ces petites chambres remplies d’images suivent l’ancienne tradition des modèles ouverts conçus pour activer l’imagination et exercer la mémoire. Niccolò Machiavelli a décrit le type de retraite personnelle qu’une telle pièce représentait : « Le soir venu, je rentre à la maison et j’entre dans mon cabinet. Sur le seuil, je me dépouille de mon vêtement de tous les jours, couvert de fange et boue, et je mets des habits de cour. Décemment habillé, j’entre dans les cours antiques des hommes de l’Antiquité : là, aimablement accueilli par eux, je me nourris de l’aliment qui par excellence est le mien, et pour lequel je suis né. Je n’éprouve aucune honte à parler avec eux, à les interroger sur les mobiles de leurs actions, et eux, en vertu de leur humanité, me répondent. Et durant quatre heures je ne crains pas la pauvreté, je n’ai pas peur de la mort. » 1
Notre pandémonium contemporain a exacerbé la controverse entourant les derniers paradigmes de l’espace de bureau, à savoir qu’il est surpeuplé, mal adapté aux introvertis, surveillé et encombré de distractions. Alors que la pandémie faisait rage, nos espaces ouverts de cotravail, nos robinets à kombucha, nos salles de réunion et nos bureaux à abattants ont été brusquement abandonnés : finis la pression des pairs, les hackathons, les groupes de travail. De nouveaux appels à la séparation et à l’isolement se sont fait entendre. Pourtant, il n’est pas certain qu’une escouade de studioli dans tous nos bureaux soit la panacée. L’espace de travail moderne est implicitement un programme tourné vers un espace de travail collectif qui vise le gain en capital, et non la réflexion individuelle. Le problème du travail profond, semble-t-il, est qu’il s’agit d’un travail effectué seul, au plus profond de l’esprit de chacun. Les studioli produisent les visions de la Renaissance.
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Niccolò Machiavelli, lettre à Francesco Vettori, 10 décembre 1513, dans Machiavel : Oeuvres, traduction Christian Bec, Éditions Robert Laffont, Paris, 1996, 1239. ↩
Les défis sociétaux d’aujourd’hui nous obligent à dépasser notre vision humaniste et solipsiste du monde. Pouvons-nous libérer notre cerveau de nos corps individuels facilement distraits? Les bouddhistes, les spécialistes des sciences cognitives et les philosophes ont tous avancé des arguments convaincants selon lesquels il n’y a pas de « soi fixe ». Il n’y a pas de penseur derrière nos pensées. Pouvons-nous nous plonger ensemble dans un travail en profondeur? Le sexe authentique requiert au moins deux personnes et le jazz improvisé implique généralement un trio ou un quartet; qu’en est-il d’une équipe sportive parfaitement alignée? Forts d’une pléthore de métaphores de gestion, les dirigeants d’entreprise fantasment déjà sur toute une société totalement alignée dans un travail en profondeur. Pouvons-nous imaginer un espace de pensée intégré qui stimule notre intelligence commune et tire le meilleur de notre moi collectif? Quels stimuli un tel espace fournirait-il?
Désillusionnés sur la possibilité de trouver du sens au travail contemporain, les employés de bureau sont constamment en quête de nouvelles façons de s’éclater. Vipassana et Ayahuasca sont devenus un substitut à la cocaïne et l’alcool comme moyens de « s’évader ». Lors de cérémonies collectives, nous tentons de libérer le cerveau du corps. Des pratiques archaïques telles que les fêtes de chantiers solidaires et de la moisson démontrent que les individus peuvent se fondre dans un tout collectif. Ces pratiques concentrent le travail manuel vers des objectifs communs. La réponse réside-t-elle dans le fait de combiner ces désirs intrinsèques de partage d’expériences avec la pratique de nouveaux rites et rituels autour du travail? Il se peut que nous n’ayons pas besoin de nouveaux espaces, mais plutôt de nouvelles pratiques spatiales, de nouveaux rites, de nouveaux rituels et, surtout, d’un nouvel objectif collectif.
Ce texte a été écrit par Florian Idenburg, co-fondateur avec Jing Liu de SO-IL, pour notre prochaine publication Une portion du présent. Il est publié ici dans le cadre de notre projet Ressaisir la vie.