Un espace conçu pour une famille recomposé
Sam Jacob réfléchit sur la conception de l’espace domestique. Photographie d'Aubrey Wade.
Qu’est-ce qui prime avant tout: la maison ou la famille? La maison représente-t-il notre idée de la famille? Ou notre idée de la famille est-elle simplement fonction du mode de conception et de construction des maisons?
Le stéréotype de la maison familiale découle le plus souvent d’un modèle générique dicté par les intérêts du marché. Sa conception implique un certain nombre d’hypothèses sur la nature de la « famille » susceptible de l’habiter. Avec des salles de séjour, des cuisines, des chambres à coucher plus petites et une seule grande chambre principale (littéralement « chambre du maître ») – un terme assez éloquent qui, à lui seul, suffit à nous rappeler son lien avec une notion très particulière de la famille, celle qui vient renforcer une structure patriarcale par le langage des annonces immobilières1. La formule à l’origine de ce genre de foyer se partage et se transmet à la façon d’un mème, comme s’il s’agissait d’un fait naturel de la vie. Les acteurs impliqués dans la construction à grande échelle de maisons, y compris les architectes, agissent comme s’ils n’avaient que peu d’influence sur la paternité de la formule et comme s’ils étaient contraints d’en réciter rituellement la logique. Ils se comportent comme si l’ « architecture » n’était que le conteneur physique d’une idée fixe de la famille, plutôt que d’admettre que le véritable projet de conception devrait porter sur l’idée même de famille.
La maison familiale ordinaire comporte un lot d’espaces organisé en une série de seuils : les espaces ayant une fonction moins privée se trouvent généralement au rez-de-chaussée et les espaces plus intimes se situent à l’étage, disposés de telle sorte que la chambre principale bénéficie du plus d’intimité possible, éventuellement avec sa propre salle de bain. Cet agencement quasi cérémonial fait du lit conjugal un espace sacré, de la progéniture un lieu surveillé dans ses propres cellules, et du rez-de-chaussée une agora semi-publique jouant un rôle de médiation entre la famille et la rue.
Le sous-texte de la maison familiale se révèle dans ses arrangements particuliers en matière de sexe, d’amour et de pouvoir, souvent motivés par la honte et le contrôle. La fréquence avec laquelle la conception de la maison est utilisée comme un dispositif moralisateur, imposé par le haut pour « améliorer » les comportements de ses habitants, le montre clairement.
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En anglais, la chambre à coucher la plus importante est traditionnellement appelée « master bedroom », littéralement « chambre du maître », un terme qui a une connotation patriarcale. La traduction la plus neutre habituellement suggérée est « chambre principale » [Note de traduction]. ↩
Cette solution générique a pris son essor en Occident sous l’influence de formes historiques d’organisation de la vie et s’est codifiée à divers moments de l’histoire (y compris, mais pas seulement, dans les maisons géorgiennes et victoriennes, les banlieues du début du vingtième siècle, les lotissements d’après-guerre et les projets de logements de masse construits à partir des années 1980), avant de devenir un modèle mondial, exporté d’abord par les forces coloniales et ensuite par l’hégémonie des banques mondiales. Autrement dit, cette maison typique possède son propre arbre généalogique, et sa ramification coïncide souvent avec les changements sociétaux : par exemple, la montée d’une classe moyenne, l’innovation technologique, l’introduction du bien-être social et les modèles d’économie du développement. Mais la présence d’une lignée ne signifie pas nécessairement que la forme ait un quelconque rôle fonctionnel. Le foyer (sous cette forme générique) impose son modèle bâtard et idéologique à la réalité de ce qu’une famille pourrait être vraiment– une partie de la solution consisterait éventuellement à coucher le foyer générique sur un divan et à lui poser des questions sur sa mère.
La notion de la famille inhérente au foyer générique est singulière, elle est, plus précisément, nucléaire, avec son modèle du couple occidental hétérosexuel marié avec deux enfants. La configuration d’une famille est cependant beaucoup plus diverse et fluide que ce modèle rétrograde. Elle peut inclure ou non un couple, une relation triangulaire ou un parent isolé ; elle peut intégrer ou non des enfants, dont le nombre peut ou non varier d’un jour à l’autre ; elle peut impliquer aussi les parents des parents ou les enfants des enfants pour des raisons liées à la culture ou à des soins.
S’il nous fallait envisager la question du foyer du point de vue architectural (plutôt que d’une perspective économique par exemple, qui est évidemment reliée à la notion du foyer comme instrument financier et non une entité spatiale ou fonctionnelle), et si nous devions formuler la question de manière optimiste, c’est-à-dire en partant de l’hypothèse que le modèle générique du foyer puisse quitter son orbite, alors la réponse à la question du foyer exige sans doute que nous comprenions la spatialité de la famille elle-même. Comment l’espace domestique peut-il prendre en charge tous les seuils intimes existant entre les corps, l’amour et le sexe, les soins, la convivialité et la distance? Comment le matériau fixe de l’architecture peut-il s’adapter aux changements au fil du temps, qu’ils se produisent au jour le jour ou sur la durée d’une vie? Les arrangements de garde, les relations d’un soir, les ruptures, le vieillissement et les autres circonstances familiales nécessitent des aménagements qui leur permettent de se déployer dans le cadre du foyer.
À quoi pourraient ressembler les seuils domestiques s’ils accueillaient un éventail plus large de relations et de conditions? L’examen de cette question peut entraîner la rupture des notions fixes d’unités spatiales domestiques formées par les halls, les couloirs et les chambres, en revanche, l’abolition des différences spatiales dans la conception du plan ouvert, par exemple, peut certainement résoudre ces questions de manière fiable. Dans la foulée de cette abolition, il nous faudra aborder les questions de corps et de civilité, ainsi que celles des nombreux choix sexuels possibles qui peuvent ou non inclure les partenaires à long terme, la nudité des étrangers et les premières expériences des adolescents. Il se peut que le sexe s’avère l’enjeu ultime du foyer familial.
Nous ne pouvons pas partir du principe que l’histoire et la culture du foyer sont sans importance. Après tout, il existe de nombreux modèles de domesticité qui précèdent ce foyer générique et qui pourraient utilement contribuer à sa réévaluation (ou, au moins, suggérer de nouvelles idées). L’histoire peut être radicalement inspirante, ne serait-ce que parce qu’elle révèle d’autres mondes qui sont (ou étaient autrefois) possibles1.
La maison est l’architecture dans sa forme la plus manifeste, exposée comme un projet à la limite de l’intimité, de la fantaisie, des rêves et de la peur d’une part, et de la collectivité, de la société et de la politique d’autre part. Pour résoudre la question de la maison contemporaine, il faut d’abord comprendre la spatialité de la famille moderne et les différents corps qui la composent dans l’espace, ainsi que l’évolution de leurs rôles et de leurs relations au fil du temps. Et si le rôle de l’architecture dans la création des espaces de la domesticité contemporaine incluait aussi la confrontation avec sa propre maison? En d’autres termes, nous devons reconnaître que l’architecture n’est pas une activité neutre, anodine ou objective. L’histoire à l’origine de l’architecture est aussi celle qui a engendré la maison familiale typique. Peut-être que toute tentative de concevoir une maison pour la domesticité contemporaine devrait commencer par interroger son propre mode d’hiérarchisation des questions de pouvoir, de genre et de sexe avant d’élaborer des plans pour cette maison.
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Observons, par exemple, que même une chose aussi évidente que la chambre à coucher est une invention moderne relativement récente. ↩
Ce texte a été écrit par Sam Jacob pour notre publication Une portion du présent. Il est publié ici dans le cadre de notre projet Ressaisir la vie.