Skin Hunger (Fringale de peau)
Une conversation entre Jamie Diamond et Melissa Harris sur l'intimité marchandisée et la notion construite de famille
- MH
- D’où vient ce titre Skin Hunger (Fringale de peau)?
- JD
- Ce terme a fait son apparition dans de nombreux contextes différents, mais je le lis généralement à travers le prisme de la psychologie – on l’utilise surtout pour décrire le besoin humain de contact physique avec une autre personne. Avant la pandémie, il y avait une épidémie de solitude. Selon moi, la COVID n’a fait qu’aggraver une situation qui existait déjà. Il est clair qu’aujourd’hui le phénomène nous affecte tous jusqu’à un certain point, quelles que soient les circonstances dans lesquelles nous vivons, et ses répercussions se sont intensifiées à cause du manque de contact physique et d’intimité pendant la pandémie. J’ai commencé ce travail avant la COVID – mes recherches ont débuté en 2015.
À bien des égards, ce projet s’aligne sur mes recherches précédentes, en particulier celles portant sur les jeux de rôle et l’intimité entre étrangers. Dans cette nouvelle série intitulée « Skin Hunger », je suis d’abord allée au Japon, parce que je m’intéressais à l’industrie de la location de familles qui consiste à engager des gens pour jouer des rôles spécifiques dans un contexte familial. Le concept de la marchandisation de l’intimité non sexuelle m’intriguait. - MH
- Dans l’intimité rémunérée, s’agit-il même d’intimité ? La solitude et le manque de contact sont-ils la même chose?
- JD
- On pourrait aussi se demander si le sexe rémunéré est vraiment du sexe. Je suppose que je suis programmée pour penser qu’il y a une différence entre l’intimité authentique et l’intimité performée, mais en réalité, ce n’est pas si clair. L’intimité est subjective et peut être performée; elle peut être très réelle pour la personne pour laquelle elle s’accomplit et pas pour l’autre, elle peut l’être pour les deux personnes, ou pour aucune d’elles. Dans toutes les industries et économies de services que j’ai étudiées, l’intimité se manifeste de manière très variable – elle diffère fortement dans la communauté Cuddle, par exemple, comparée aux divers modes de location offerts au Japon.
Quant à considérer comme synonymes la solitude et le manque de contact physique, ce n’est pas la même chose, mais l’une est profondément et fondamentalement affectée par l’autre, que nous en soyons conscients ou non.
- MH:
- Revenons un instant sur le contexte : comment ce nouveau projet s’inscrit-il dans le cheminement de votre travail ?
- JD:
- Au début de ma carrière, j’ai réalisé une série intitulée « Constructed Family Portraits » (Portraits de famille construits), dans laquelle je demandais à des inconnus – repérés principalement via Internet ou à partir de rencontres directes – de venir me retrouver dans une chambre d’hôtel louée et de jouer le rôle d’une famille. Ces personnes n’avaient aucun lien entre elles, mais elles savaient comment s’adapter et jouer selon le paradigme spécifique de ce qu’une famille semble être ou de ce à quoi elle ressemble, du moins dans ce pays. Je voulais voir à quel point il serait facile de simuler l’une de ces icônes, de recréer l’une de ces réalités idéalisées sans que rien ne soit authentique.
Dix ans plus tard, j’ai appris l’existence des agences de location de familles au Japon. J’ai passé plusieurs semaines à Tokyo à m’entretenir avec certains des interprètes fondateurs afin d’en savoir plus. Ces rôles peuvent durer de quelques heures à plusieurs années et, si beaucoup de ces locations servent à satisfaire des protocoles sociaux japonais spécifiques, elles répondent souvent à un besoin d’intimité plus simple et plus personnel. Ainsi, une femme âgée a joué pendant quelques années le rôle de grand-mère pour son petit-fils, évidemment fictif. Mais pour ce petit-fils fictif, elle était sa véritable grand-mère.
- MH:
- Ce genre de représentation est-il destiné à créer une réelle intimité ou à répondre à une sorte d’attente sociale de manière à faciliter la vie de chacun?
- JD:
- Il me semble que cela varie. Dans certains cas, je crois qu’il y a eu une intimité et une connexion authentiques, tandis que dans d’autres, le service a été utilisé pour répondre à une contrainte culturelle ou sociale externe, comme la construction de l’apparence extérieure d’une famille entière et heureuse. À mesure que je progresse dans mes recherches, je découvre que l’enjeu est bien plus vaste. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont l’industrie se développe.
Lorsque j’ai commencé mes recherches en 2015, il n’y avait qu’une poignée d’agences de location établies; maintenant il y en a des dizaines – et il y a tous ces autres types de services disponibles aussi : il est possible de louer un homme d’âge moyen, d’engager quelqu’un pour aller se promener en ville en prenant des selfies. On peut louer un « beau garçon » qui va nous faire pleurer et essuyer nos larmes. On peut engager quelqu’un pour faire du magasinage en bonne compagnie. Tout cela fait désormais partie d’une économie de services active.
Alors que l’intimité platonique à louer commence à trouver sa place aux États-Unis, elle se manifeste de différentes manières, en s’adaptant aux normes culturelles nationales, l’une des principales priorités étant l’intimité physique non sexuelle et le toucher. C’est ainsi que j’ai découvert la communauté Cuddle. Des câlineurs professionnels vendent à des clients la possibilité de leur faire des câlins et de vivre une expérience d’intimité non sexuelle avec un étranger.
- MH:
- Quel est le mandat de ces entreprises ? Ont-elles une éthique particulière ?
- JD:
- L’entreprise que je trouve la plus intéressante est Cuddlist. Ses fondateurs, Madelon Guinazzo et Adam Lippin, ont adopté une approche très intellectuelle et transformatrice de l’importance d’un contact sain, nourrissant et consensuel, tout en établissant un protocole de communication des limites personnelles et du consentement par le biais d’un code de conduite. Mais surtout, ils fournissent une formation approfondie aux câlineurs professionnels ou aux praticiens du toucher. L’idée de base de la culture du câlin est que nous vivons dans une société où le toucher est restreint; alors que nous sommes avides de toucher, nous sommes privés de connexions physiques et non sexuelles. À bien des égards, la société nous a conditionnés à penser que le toucher est synonyme de sexe, et ce qu’ils tentent de faire, c’est de séparer les deux. En fin de compte, et je me réfère directement à Madelon ici, ce qu’ils apportent, c’est une dynamique et un contexte social qui cultivent l’intimité. La Cuddlist et ses soirées câlins sont des modalités dans lesquelles vous payez pour que les conditions d’une intimité authentique se mettent en place. Ces conditions vont à l’encontre de certaines conventions sociales et normes implicites qui inhibent (voire étranglent) l’intimité authentique, qui est rare.
Les gens viennent aux soirées câlins pour toutes sortes de raisons et, dans de nombreux cas, il est très important pour eux de ne pas se livrer au toucher. Il est vrai qu’ils acceptent d’être dans une pièce où il y aura du toucher et qu’ils observeront les autres le faire, mais ce qu’ils font leur appartient entièrement. On peut voir à quel point tout cela est pertinent, notamment au regard du mouvement #MeToo et des questions omniprésentes à propos des limites et des problèmes de consentement. Selon Madelon, « nous avons besoin de faire l’expérience de la proximité physique en tant qu’adultes sans les complications et la pression du sexe. » - MH:
- En d’autres termes, les concepts de toucher et d’intimité acceptables sont élastiques, mais fondés sur le consentement mutuel et la volonté ?
- JD:
- En effet, et peut-être que les séances de câlins constituent une sorte de conteneur ou plutôt qu’ils fournissent un contexte où l’on peut tester et expérimenter ses propres limites personnelles, et pas seulement en théorie, pas seulement en les communiquant, mais par l’action. En fait, il s’agit plutôt d’un atelier, d’une « expérience de groupe facilitée », dirigée par un animateur certifié. Une soirée câlins commence par une explication de 45 minutes sur le consentement – ce qu’il signifie, quelles sont les limites, comment exprimer nos besoins et nos envies, et ce que signifie recevoir et donner ou refuser le toucher. Le tout se déroule d’une manière incroyablement sophistiquée et authentique.
- MH:
- Vous participez généralement pleinement avec les sujets que vous photographiez. Avez-vous participé à des séances de câlins ?
- JD:
- Disons que je veux vraiment en comprendre le principe et y croire, et pour ce faire, je dois en faire l’expérience. Je suis allée à ma première soirée câlins et cette expérience a été très éclairante. Je ne savais pas à quoi m’attendre en y allant. Je suis entrée dans un appartement dont une pièce était dédiée aux câlins. Par terre, il y avait des couvertures et des oreillers. C’était un espace très chaleureux et réconfortant. La communication et l’expression de nos désirs et de nos besoins sont l’une des premières choses que l’on apprend, tout comme le fait de demander avant de faire quoi que ce soit. Tout cela est une compétence que l’on enseigne. L’une des choses les plus importantes est aussi de s’entraîner à dire « non », ce que je ne fais pas toujours très bien, car je veux faire plaisir. Personnellement, je m’entraîne à dire ce que je veux avec confiance.
Je pense que beaucoup d’entre nous sont conditionnés à réagir de cette façon pour différentes raisons. Une grande partie de la soirée câlins consiste à explorer ces limites et ces compétences en communication en apprenant à demander ce que l’on veut avec clarté.
- MH:
- La frontière entre le platonique et le sexuel est-elle ténue dans cet environnement ?
- JD:
- C’est bien possible. C’est pourquoi la communication et l’établissement de limites sont si importants.
- MH:
- Donc, il y a des soirées câlins – où il y a beaucoup de monde, et aussi des séances de câlins individuelles au domicile d’un praticien ?
- JD:
- Les soirées câlins sont plutôt une expérience collective de groupe dirigée par un animateur de soirée. Cette personne est formée pour guider le groupe et s’assurer que l’expérience est sécuritaire et agréable. Celle à laquelle j’ai participé comptait une quinzaine de personnes.
La séance individuelle est une expérience très différente – elle se déroule entre deux personnes, le client et le câlineur ou le praticien du toucher professionnel. Ce sont des personnes formées spécialement – certaines ont une formation en psychologie et ont travaillé avec des victimes traumatisées à la suite d’abus sexuels et avec des personnes en deuil. On les paie à l’heure et, dans l’ensemble, c’est beaucoup plus intime. La séance a généralement lieu à leur domicile. - MH:
- Lorsque les gens vous invitent chez eux pour une séance, ont-ils une pièce réservée à cet effet ou s’agit-il d’une pièce ordinaire de leur maison ?
- JD:
- En général, cela se passe dans la chambre à coucher, couramment considérée comme l’espace le plus sacré et le plus personnel. Lorsqu’on arrive, on a d’abord une conversation – avant même de se livrer au toucher. Les règles du consentement sont exposées. Il s’agit donc d’un contrat très clair et très transparent en ce qui concerne les attentes. J’ai travaillé avec de nombreux câlineurs et je suis étonnée de voir à quel point ils se sentent à l’aise et en sécurité, d’autant plus qu’ils laissent des étrangers entrer dans leur maison.
- MH:
- La première fois que vous avez participé à une soirée câlins, avez-vous apporté votre appareil photo ?
- JD:
- Non, non. Il était important pour moi d’y vivre une expérience authentique, comme participante active plutôt que comme observatrice.
- MH:
- Que s’est-il passé lorsque vous avez commencé à photographier la séance de câlins ?
- JD:
- C’est donc à la fin du mois d’avril 2019 que j’ai eu ma première expérience de câlins physiques en personne. Je laisse toujours un peu l’appareil photo en dehors de ça au début, car je veux m’assurer que l’expérience est authentique, qu’il y a un vrai rapport. Et puis, pour être honnête, l’appareil photo est très secondaire. Je l’installe sur un trépied et je prépare le plan à l’avance.
- MH:
- Lorsque vous avez photographié la soirée câlins, y avait-il des participants qui se montraient réticents ?
- JD:
- Pour l’instant, je n’ai photographié que l’espace réservé aux câlins, pas la soirée elle-même. Mais pour les séances individuelles, les câlineurs avec lesquels j’ai travaillé n’ont jamais eu d’objection. Je suis très claire au sujet de mon projet et du fait que j’opère dans cet espace comme artiste.
J’ai l’impression d’avoir pu capter l’énergie et l’expérience malgré la présence d’un objet – l’appareil photo – qui nous observe. J’ai aussi fait des enregistrements vidéo, donc j’enregistrais photographiquement et par vidéo toutes mes expériences. Le format des séances est toujours le même : elles durent environ une heure et se déroulent toujours au domicile des praticiens. Et toujours dans le lit.
Ce qui est fascinant, c’est qu’on ne nous apprend jamais vraiment ce qu’est le toucher consensuel non sexuel, ni les limites implicites, et il y a un réel besoin d’enseigner cela. Et puis, il y a toutes les fines lignes entre, disons, le flirt et le harcèlement, par exemple. C’est très compliqué. C’est pour cela que c’est si important, c’est une approche très directe, centrée sur la communication et l’apprentissage des limites. Parce que pour l’instant, ce champ est tellement malléable.
Je discutais récemment avec Adam Paulman qui est un animateur certifié de soirées câlins. Il a décrit la façon dont notre culture nous conditionne à penser que le toucher et la sexualité ne font qu’un. Et à assimiler l’idée qu’une fois que nous atteignons un certain âge, le toucher est souvent considéré comme inapproprié, même s’il est totalement platonique. Un service comme celui-ci, où vous payez essentiellement pour un contact consensuel, pourrait d’une certaine manière contribuer à le légitimer. Et il y a une réelle urgence. Il y a une vraie fringale de peau. Il est donc logique que l’on externalise ce service pour satisfaire ce besoin humain de connexion.
- MH:
- Peut-on parler ici d’une dimension de promotion ? S’agit-il d’aider les gens à être plus authentiques dans leurs relations ? J’essaie simplement de comprendre ce concept d’externalisation de dynamiques qui semblent fondamentalement liées à des liens humains intimes (ici je ne parle pas nécessairement de liens sexuels).
- JD:
- Selon moi, il y a une dimension de promotion; pour avoir longuement parlé avec Madelon, je sais qu’elle a cofondé Cuddlist dans le but de cultiver des relations plus authentiques et qu’elle le fait en créant les conditions pour que cette dynamique sociale prenne forme. La connexion authentique est l’une des valeurs fondamentales enseignées pendant la formation. Et pour répondre à votre deuxième question concernant le fait d’aider les gens à fonctionner de manière plus authentique dans leurs relations, je suis totalement convaincue que c’est vrai.
Les recherches sur le sens du toucher montrent qu’il a un impact profond, qu’il libère des endorphines et de l’ocytocine, ce qui contribue à réduire le stress et la pression artérielle, améliore le sommeil et accroît la joie et le bien-être en général. Ce qui est étonnant, c’est que ces avantages pour la santé ne nécessitent pas que l’on connaisse réellement la personne. On n’a pas nécessairement besoin d’une relation émotionnelle – il s’agit du toucher lui-même, qui a un énorme pouvoir de guérison – la peau est le plus grand organe du corps.
Des praticiens professionnels du toucher m’ont dit que leurs clients parlaient très précisément des effets du toucher sur eux. Des semaines après la séance, le toucher les comble, les satisfait et les rend plus heureux : ils sont plus efficaces au travail. Cela affecte leurs relations, leurs amitiés… Il y a un changement fondamental dans leur comportement.
La privation de contact a des effets très réels : elle peut conduire à la dépression, à l’anxiété et à une myriade d’autres problèmes de santé. Lorsque la COVID a forcé les praticiens à travailler à distance, en utilisant des techniques telles que l’auto-toucher, le regard, les câlins virtuels, les exercices en miroir… ce n’était pas la même chose que le câlin physique, mais il y avait quand même un effet bénéfique. Ma première expérience d’une session virtuelle a suscité en moi des sentiments totalement inattendus. Il y avait quelque chose de très poignant et de très émouvant dans le fait de toucher même un objet inanimé, d’entendre la voix du praticien – d’entendre quelqu’un raconter l’expérience du toucher. Pendant l’échange du regard, j’ai trouvé très étrange d’être regardée si intensément pendant si longtemps à travers un écran. J’ai ressenti une connexion malgré le fait que nous étions à des kilomètres et des kilomètres l’un de l’autre. Il y avait quelque chose qui semblait très réel – peut-être était-ce dû à la relation en tête-à-tête, à notre proximité physique avec les caméras de nos ordinateurs.
Tant de gens sont privés de contact et de connexion, et même si ce service est externalisé, il satisfait ce besoin. Et d’une certaine manière, cela annonce peut-être notre avenir, ou du moins une évolution dans notre compréhension de certains aspects de l’intimité physique et du contact personnel. J’ai lu récemment un article sur un nouveau robot IA social fascinant et inquiétant, appelé Moxie, qui est destiné aux enfants. Il est censé être un compagnon social et un éducateur qui répond au besoin de connexion et d’apprentissage émotionnel. - MH:
- Donc, si tout ceci est notre avenir, quel en est l’impact sur les espaces de vie que nous habitons, et si nous commençons à solliciter des personnes ou des robots pour combler certains besoins de connexion, cela change-t-il l’environnement dans lequel nous voulons ou devons vivre et travailler ? Quand on voit, de nos jours, que le sentiment de connexion de tant de personnes s’affirme davantage par les médias sociaux (qui sont antérieurs à la pandémie) – et je pense à ce documentaire remarquable et ô combien effrayant, The Social Dilemma (2020) – que par l’interaction personnelle ? Quels types d’espaces exigerons-nous à l’avenir pour satisfaire nos besoins et nos activités ?
- JD:
- L’un des aspects les plus étranges des séances de câlins individuels a été pour moi d’être invitée dans ces espaces très, très personnels – qui, d’une certaine manière, me sont totalement étrangers, car je ne connais pas du tout la personne. Mais malgré cela, il y avait toujours un certain sentiment de familiarité car nous comprenons tous la chambre à coucher. Nous la comprenons comme un endroit sûr, non?
- MH:
- Alors, pourquoi aurions-nous même envie ou besoin de relations à l’avenir ? Si nous pouvons payer quelqu’un pour faire l’amour, pour faire des câlins, s’il est possible de louer un ami et/ou des membres de la famille… Qu’est-ce que cela dit de nous ? Je repense au livre de Peter Handke, L’Heure de la sensation vraie. Avons-nous toujours besoin d’authenticité, d’un moment authentique ?
- JD:
- C’est la grande question, je crois : l’authenticité est-elle réservée à ceux dont on est le plus proche ou peut-elle encore exister entre étrangers ? De quoi a-t-on besoin pour que quelque chose soit authentique ? Et une intimité banalisée peut-elle être considérée comme une intimité authentique ? Notre imagination et nos besoins englobent de nombreuses formes d’intimité possibles, mais la notion sacro-sainte selon laquelle ces dernières ne peuvent être efficacement servies que par les personnes les plus proches de nous ne tient plus.
- MH:
- Quelqu’un s’est-il opposé à la communauté et/ou à la pratique des câlineurs ?
- JD:
- Juste avant la pandémie, j’ai reçu dans mon studio un groupe d’un musée de New York. Après que j’aie présenté mon travail, une femme âgée s’est approchée de moi et a comparé les câlins à la prostitution, elle se sentait manifestement très mal à l’aise avec le sujet. Je pense qu’il y a encore un tabou lorsqu’il s’agit de sous-traiter et de payer pour une intimité, même si elle n’est pas sexuelle. Il y a beaucoup d’appréhension, mais je pense que cela va changer dans un avenir pas si lointain.
- MH:
- Qu’est-ce que nous perdons, finalement? Ou bien, est-ce moi qui viens d’une perspective dépassée, celle de vouloir le tiercé de l’amitié, la connexion émotionnelle et la connexion physique – mettons même l’amour de côté pour le moment ?
- JD:
- Peut-être qu’à l’avenir, l’intimité personne-machine sera normalisée et qu’elle aura de réels avantages pour améliorer les relations, comme nous l’avons vu avec les câlins. Je me demande souvent, si cela devient une réalité, ce qu’il adviendra des relations et interactions entre humains.
- MH:
- Les câlins prendront-ils une place plus importante dans notre monde post-COVID ?
- JD:
- Le toucher est un besoin humain fondamental et dans le climat actuel, nous en sommes de plus en plus privés. Je pense que beaucoup d’entre nous luttent déjà contre l’ESPT (État de stress post-traumatique) et, dans certains cas, l’agoraphobie – la pandémie aura d’énormes répercussions psychologiques, en particulier chez les enfants. Quant à ce qui adviendra des câlins, j’espère que cela nous rendra plus conscients de la nécessité d’un contact consensuel. Les câlins devront se réaliser dans le cadre d’une expérience qui intègre la COVID en utilisant les outils mis en place aussi bien pour les séances de câlins virtuelles que pour celles en personne. Je me demande si nous arriverons jamais à retrouver cet état où nous nous sentons en sécurité et totalement à l’aise tout en étant physiquement si proches d’un étranger.
Cet conversation entre Melissa Harris et Jamie Diamond a été réalisée dans le cadre du projet Ressaisir la vie. Melissa Harris est consultante en photographie pour l’exposition Une portion du présent : les normes et rituels sociaux comme sites d’intervention architecturale.